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Page:Gouraud d’Ablancourt - Le Mystère de Valradour.djvu/21

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piteusement sur saisie. Le déshonneur me touchait peu, mais la misère m’épouvantait, c’est alors que je conçus l’idée de me débarrasser des deux gêneurs qui partageaient avec moi la fortune paternelle.

Je n’ose continuer... j’entends le canon tout près de nous, en plus, un orage affreux est déchaîné, on dirait que le ciel répond à la terre, et je tremble... O prêtre qui me lisez, mon Père, absolvez-moi ! que toute l’éternité je n’endure pas le terrible supplice du remords... Courez bien vite, allez, il en est temps encore, sauvez cette femme, Isabelle, qui n’est peut-être pas morte encore.

Un jour, je reçus une lettre de mon camarade de débauche, il parlait d’une série de fêtes et me conviait à le rejoindre à Baden-Baden, où il m’attendait en joyeuse compagnie. Je n’avais plus d’argent, alors j’exécutai le plan déjà mûri en ma pensée, et dont je n’écris ni les hésitations ni les préparatifs. Je me hâte d’arriver à la triste finale.

En 1793, des proscrits avaient vécu dans des caves situées presque au ras de la rivière, au-dessous du château. On y accédait de l’intérieur par un escalier à demi écroulé ; une sortie de ces souterrains existait sur la berge de la Semois. Mon père l’avait fait maçonner pour éviter l’intrusion des bêtes ou méme des bandits. On n’y descendait jamais, des caves supérieures suffisaient aux besoins du château, situé à mi-côte d’une colline boisée, arrangée en un pittoresque parc. Ma belle-mère ignorait les souterrains ainsi que les serviteurs, moi je les avais découverts en m’amusant à fouiller-l’antique repaire du XVIe siècle qu’était Valradour.

La porte en cœur de chêne ouvrant sur l’escalier était cachée derrière un amas de vieilles futailles pourries. Je l’avais aperçue en poursuivant une martre venue je ne sais comment de la rivière. L’idée d’enfermer là ma belle-mère et mon frère me sembla lumineuse, je ne les tuerais pas, je me débarrasserais seulement d’eux, peut-être provisoirement... J’expliquerais qu’ils étaient retournés en Sicile, et je me fabriquerais une procuration en règle qui me permettrait de toucher tous les revenus et même d’aliéner le capital.

Je jetai au fond d’une cave qu’éclairaient quelques fissures du rocher des couvertures, j’achetai peu à peu des conserves en quantité, des biscuits de mer, je les entassai dans cette niche obscure, mais sèche, sablée, aux parois rocheuses. Une source s’écoulait dans un petit bassin de granit creusé, sans doute, au temps des proscrits.

Un soir, je fis avaler par surprise à ma belle-mère un narcotique dans une tasse de thé, je l’emportai endormie. Elle était frêle et mince,, moi très robuste ; je la descendis au fond... Ensuite j’enlevai le bébé de son berceau et j’allai le poser près de sa mère. Puis je remontai après avoir soigneusement fermé derrière moi toutes les portes. Les domestiques étaient allés, avec ma permission, à une fête champêtre. Quand ils revinrent, le garde trouva un billet de moi ainsi conçu :

Madame a reçu une dépêche de Palerme qui l’oblige à partir de suite, je la conduis en auto et l’accompagne. Réglez et congédiez le personnel, je ne sais quelle sera la durée de notre absence.

Depuis lors, je reparus tous les trois mois. Valradour inhabité n’a d’autres gardiens qu’un concierge et sa femme qui habitent à l’entrée du parc. Quand j’y venais pour quelques jours, j’arrivais à l’improviste en une automobile chargée de caisses de conserves et des provisions variées nécessaires à la vie de mes prisonniers. Le chauffeur les posait dans le hall et repartait, ce n’était jamais le même homme, et il ne pouvait savoir ce que je venais faire. Je disais au concierge que j’apportais des livres. Une fois seul, je descendais doucement les paquets à l’entrée de la cave et les mettais sur les marches de l’escalier, puis je refermais sans bruit. Je savais qu’elle vivait, car je l’entendais gémir et des fois chanter par une sorte de cheminée donnant dans une pièce dont j’avais la clé. Nul, dans ce pays sauvage et désert, ne s’occupait de moi ni de mes agissements ; le gardien, bien payé et