Page:Gouraud d’Ablancourt - Le Mystère de Valradour.djvu/39

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— L'Aisne ?... la Meuse ? Au delà du pont la solitude cessait. Une quantité d’hommes travaillaient, et René eut l’explication des coups de sifflets et des roulements. Les Allemands construisaient une ligne de chemin de fer.

René, hésitant, s’arrêta. Se montrer ? Etait-ce prudent ? Mais la question, fut résolue sans sa volonté. Une balle siffla à ses oreilles.

Il leva les deux bras montrant qu’il n'avait pas d’armes, mais son cœur battait bien fort. Il lui revenait à l’esprit des histoires de mains coupées.

Une voix dit en allemand :

— Ne tirez pas, c’est un enfant, vous voyez bien, amenez-le-moi.

Un soldat accourut, mit une lourde patte sur l’épaule de René et le poussa jusqu’à l’officier qui debout surveillait les travaux.

L’homme toisa le petit et le petit regarda l'homme, puis leurs yeux à tous les deux s’adoucirent.

— Monsieur Hartmann ! s’écria René.

— Retourne au travail, ordonna l’officier au soldat.

Et s’adressant ensuite au jeune voyageur :

— Vous ici ! mon pauvre enfant ! par quel hasard ?

— Oh ! toute une histoire trop longue à dire ; mais que je suis heureux de vous rencontrer, mon cher professeur, vous allez au moins me dire où je suis, et comment faire pour gagner Mézières, Charleville et la Semois.

— C’est bien loin, mon ami. Et que de risques d’ici là ! Le camp de concentration où mon devoir m’obligerait à vous envoyer, si...

— Si depuis dix ans vous ne m’aviez pas appris l’allemand et le violon, si vous n’aviez pas été notre ami, bref, si en changeant de costume vous aviez changé de cœur.

— Oui, justement, René, je n’ai pas pu changer de cœur. Vivant à Paris, marié à une Française, j’ai aimé la France, et aujourd’hui, forcé d’obéir à la loi de mon pays, je souffre.

— Ah ! ce que je vous comprends ! Et mon ami Charles, où vit-il ?

— Mon fils est avec ea mère, chez mes beaux-parents, à Rennes. Mon cher René, que de tristesses pour nous tous !

— Monsieur Hartmann, ne pourriez-vous me faire monter dans un train jusqu’à Mézières. Si vous saviez quelle hâte j’ai d’arriver ; surtout, soyez sans crainte, mon but n’a rien de politique, il s’agit de choses absolument privées, aidez-moi...

René, câlin, doux, gentil comme il l’était à Paris quand il allait trois fois par semaine chez le professeur d’allemand et de musique, avait gardé en lui une absolue confiance. Cet homme, venu à Paris pour y gagner sa vie, était Bavarois, bon catholique ; il passait ses dimanches, la plupart du temps, au patronage de l’abbé Pierre qu’il aidait, en tenant l’orgue de la chapelle, et en apprenant le chant grégorien aux jeunes gens. Iohan Hartmann, marié à une Bretonne, n’avait pas l’âme féroce, la kulture avait glissé sur lui, et il avait été grandement surpris et désolé au mois de juillet 1914, quand un ordre de mobilisation l’avait atteint en pleine quiétude. Mais il avait dû obéir, ayant encore à Munich son vieux père qui eût été fort maltraité si son fils avait été condamné comme déserteur.

Il réfléchissait à la pénible situation où le plaçait l’arrivée imprévue de son élève. En ce moment, il était maître sur cette voie dont on l’avait chargé. Après... il avait bien son frère Ulric qui commandait la place de Rethel, mais celui-ci, élevé à Ratisbonne, très Allemand, que ferait-il ?

René, anxieux, attendait. Hartmann reprit :

— Ecoutez, je vais toujours vous emmener ce soir à Rethel, nous avons un train de ballast, je vous prendrai avec moi. Surtout, ne parlez qu’allemand, vous serez mon neveu.,., allant rejoindre son père.