Page:Gourmont - Le IIme Livre des masques, 1898.djvu/201

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est assez indifférent que le poète, résigné à cette tâche, soit au courant des derniers travaux du laboratoire de biologie et de physiologie expérimentales ; il nous plairait seulement qu’il eût exprimé de la beauté, de la vie ou de l’amour, qu’il eût égalé Lamartine ou Verlaine. Mais M. Ghil, acharné à comprendre, se fait mal comprendre et son originalité s’éteint souvent sur le seuil de nos intelligences comme un fanal allumé à la pointe des récifs par un naufragé solitaire. Il s’enfonce fièrement dans les brouillards et dans les embruns de son orgueil, et la nuit retentit de vagissements prodigieux ; des mots sonnent sous la lune voilée, qui ne sont d’aucune langue et tombent nuls dans les oreilles humaines. À la vérité, on comprend, lorsqu’on le veut absolument, les phrases de M. Ghil, mais ainsi que l’on comprend une symphonie très rude et ponctuée de dissonances ; à travers le chaos des néologismes, l’amoncellement des vocables défilés du fil de la syntaxe, on démêle de sérieuses intentions ; M. Ghil garde une grande sérénité dans le paradoxe, et sa conviction d’être sincère amène parfois au-dessus du torrent grondant de son verbe une flottille agréable d’herbes et de fleurs. J’ai