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Page:Gourmont - Promenades littéraires, sér5, 1923.djvu/86

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sentiments qui accablaient cet homme et feront de lui la proie d’un effroyable pessimisme pratique. Vigny a le point d’honneur de l’ennui. Il faut s’ennuyer ; c’est une sorte de devoir supérieur. On croirait que l’exercice de la pensée, pour un esprit de cette qualité, est un amusement suprême ; nullement. Il oppose les deux mots penser et s’amuser ; « Je n’ai compris ce mot s’amuser que comme exprimant le jeu des enfants et des êtres sans pensées. » Aussi ses plus belles et ses plus durables pensées, si elles sont quelquefois profondément lumineuses, s’enveloppent d’une apparence triste. Même quand, sortant quelque peu de lui-même, il essaye de se donner au monde extérieur, à l’amour, il le fait en termes si sombres qu’on voit bien qu’il n’entend pas y trouver la joie : « Aimer (c’est la suite de la note précédente), oui, car l’amour est une inépuisable source de réflexions, profondes comme l’éternité, hautes comme le ciel, vastes comme l’univers. » C’est magnifiquement dit, mais que ces divertissements sont sévères ! Sa correspondance avec Marie Dorval aurait fait croire qu’il était capable, et même plus que le commun des hommes, de joies plus franchement humaines. Sans doute, mais il ne l’avouera pas, et son refrain éternel sera : « L’ennui est la maladie de la vie. » Mais cet ennui, qui pèse sur sa sensibilité, qui l’écrase et la pervertit, est sans mauvaise influence