Page:Gourmont - Sixtine, 1923.djvu/185

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« Elle est étrange, songea Entragues, on dirait qu’elle va se laisser aller et voilà que tout d’un coup elle s’est envolée loin du péril. Jamais elle ne perd la tête et vraiment je me dois applaudir du conseil qu’une diabolique inspiration m’a fait donner à ce pauvre Moscowitch. Ce n’est pas une Coquerette, elle se domine, mais le jour où la rivière aurait été franchise, épaule contre épaule, elle serait unie à son amant comme le fer au fer sous le marteau du bon forgeron :

 « Amour, bon forgeron des cœurs,
Martelle, martelle,
Martelle deux à deux les cœurs,
Martelle, martelle,
Amour, bon forgeron des cœurs ! »

Il fredonnait ce couplet improvisé à la sommation d’un rythme qui chantait sous les doigts de Sixtine. Des vers, des phrases bien venues, de belles périodes surgissaient à ses lèvres selon la cadence de la musique et avec les mots des idées, de curieuses idées dont il n’avait pas connaissance, des plans de romans, des notations métaphysiques, des vues intéressantes sur lui-même, sur ses amis, sur l’amour, sur la politique. Pendant l’heure que Sixtine passa au piano, il vécut plusieurs journées de large et profonde vie et quand la musique fit silence, Hubert sentit un arrêt violent de pensée qui lui saisit le cœur et le cerveau, comme saisit la chair et les mœlles une transition du chaud au froid, extrême et soudaine.

— Tenez, dit Sixtine, en se tournant à demi sur son tabouret, pour vous prouver que vous êtes encore