Page:Gozlan - De neuf heures à minuit, 1852.djvu/152

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ne vous fît encore quelque scène. Je l’entends marcher à grands pas sur notre tête… il s’impatiente…

— Tu as raison, voici l’heure de notre travail… de notre… de notre…

Madame Leveneur, malgré ses efforts, ne parvint jamais à remplacer par un autre mot celui dont elle venait de se servir pour exprimer la besogne qu’elle allait, comme de coutume, faire à l’étage supérieur avec son mari. Elle s’essuya soigneusement les yeux et monta.

Manette entendit verrouiller les deux portes, celle du haut et celle du bas de l’escalier tortueux qui conduisait à la chambre où s’enfermaient si mystérieusement chaque soir son père et sa mère.

Le silence habituel régna bientôt autour de la boutique et dans la boutique. Manette se mit à tourner mélancoliquement son rouet. Son âme ne suivait certes pas le chanvre qui allait s’amincissant autour de la roue ; elle était avec celui qu’elle avait vu si désespéré la veille, et qui avait juré de se donner la mort plutôt que de perdre huit ans de sa vie dans la dure servitude de la vie militaire. Dans un pays si favorisé en gendarmes, en mouchards de toutes livrées, il fallait craindre que le réfractaire ne fût bientôt découvert au fond de l’asile où il se cachait. Cette pensée brûlait le sang de la jeune fille : un instant, vers onze heures, son imagination s’alluma tellement à ces suppositions, qu’elle crut entendre des coups de fusil, dans la campagne. C’est sur lui qu’on a tiré, pensa-t-elle ; on aura voulu l’arrêter ; il aura fait résistance… Oh ! mon Dieu ! s’écria Manette en sentant se briser dans sa main le fil qu’elle tenait… est-ce un présage ? sa vie aurait-elle été tranchée comme ce fil ? Un tremblement nerveux s’empara d’elle ; elle crut à la mort d’Engelbert. Ah ! que n’ai-je, dit-elle, la lettre qu’il a dû m’écrire ! je saurais… mais jusqu’à de-