Page:Gozlan - De neuf heures à minuit, 1852.djvu/220

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dans le fleuve du Tendre sans pouvoir s’accrocher aux bords ; ma chère Victoire, si vous permettez que je prenne avec le bout de ma fourchette cette truffe que retiennent vos dents, et que je la mange pour vous, je vous donne tous les meubles qui sont ici : ce beau lit de chêne, cette jolie pendule Louis XV, ces tapis, ces tableaux, cette garniture de cheminée, tout, excepté moi, dont vous ne voudriez pas, parce que je suis trop vieux. Allons, consentez ! Quelle jolie chambre de mariée ne ferez-vous pas avec ce que je vous offre pour avoir cette truffe que vos lèvres ont touchée !

Quelle terrible tentation pour Victoire !

Poliveau contemplait tout avec des battements de cœur…

— C’est tout ou rien, pensa-t-il ; Austerlitz ou Waterloo.

— Que décident vos jolies dents, ma tigresse ? demanda le colonel au comble impatient de ses désirs, et tendant déjà la fourchette pour piquer la truffe enchâssée dans le chaton rose et frémissant des plus jolies lèvres que jamais Muller ait peintes.

Victoire fut Romaine : elle avala la truffe.

Le colonel pâlit.

— C’est bien, dit tout bas, Poliveau à Victoire ; mais il fallait la mâcher. Trop de vertu, c’est trop. Irritons l’âge mûr, mais ne le décourageons pas. Maintenant, lève-toi et pars, il n’est que temps.

Victoire se leva.

— Dix heures, monsieur le colonel.

— Déjà…

Le colonel tendit une main passionnée et mélancolique à la rusée Victoire, qui n’avait pas été assez rusée, toutefois, pour ne pas goûter imprudemment à tous les vins, à tous les fruits confits à l’eau-de-vie, à toutes les liqueurs. Mais Poliveau, qui n’avait pas perdu un de ses mouvements, avait dérouté les projets de M. de Lostains, projets qu’on