Page:Gozlan - De neuf heures à minuit, 1852.djvu/57

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main, mais après-demain ?… Que deviendrai-je avec Morieux, Sara, sa compagnie et Suzon ?

La position du commandant vis-à-vis de sa cuisinière est celle de beaucoup de vieux garçons ; elle ne se présente pas ici avec la physionomie risquée du paradoxe. Son histoire est l’histoire secrète de la plupart de ces hommes qui, après avoir abusé d’une liberté exclusive en matière de jouissances, disparaissent tout à coup de la scène, comme s’ils avaient fui par le trou du souffleur. Ils s’abîment. On les cherche, on ne les trouve plus. Ni amis, ni maîtresses, ni connaissances, ne peuvent dire où ils sont allés. Souvent ils passent pour morts. Beaucoup finissent comme le commandant.

Le commandant avait depuis très-longtemps Suzon à son service, depuis 1830, époque où il lui avait fallu quitter la carrière militaire, qui ne permet guère, on le sait, les douceurs du chez soi. Profondément affecté d’une révolution funeste à ses intérêts autant qu’à ses sympathies, il s’était retiré au bout du faubourg du Roule, près de la barrière, dans une de ses propriétés, et là il se consolait avec quelques amis, ses intimes compagnons de plaisir pendant les belles années de la Restauration, cette demi-régence.

On vantait alors beaucoup sa table, et sa table n’empruntait son mérite qu’au talent très-profond et très-varié de Suzon, cordon bleu s’il en fut. Suzon était en effet du petit nombre de ces femmes rares par l’intelligence, qui, sans le secours des Classiques de la table, du Cuisinier parisien et du livre de M. Carême, arrivent à une perfection, idéale dans l’art de la gastronomie. Suzon avait environ trente ans quand elle passa au service du commandant. Suzon était replète, grosse et grasse, haute en couleur, mais vive cependant, ou plutôt rapide comme une boule, car elle roulait. L’intelligence s’écrit toujours quelque part ; la