Page:Gozlan - De neuf heures à minuit, 1852.djvu/58

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sienne se montrait dans ses yeux petits, mais noirs et saillants comme deux clous de girofle. Elle avait les lèvres fortes, un peu négresses, signe de sensualité, explication de sa science. Son nez était rond, de même que ses joues et son menton. La blancheur normande, car Suzon était de Vire, faisait que cet ensemble massif et engorgé ne repoussait pas alors autant qu’on se l’imaginerait ; d’ailleurs Suzon n’affectait la prétention de plaire à personne. Mais cette dernière fleur de jeunesse ne devait pas la parer longtemps : le feu des fourneaux, si mortel à la porcelaine et aux cuisinières, fit fêler sa peau, la boucana, la rougit et la maroquina en beaucoup d’endroits. Le jeune éléphant devenait de jour en jour hippopotame au service ardent et difficile du commandant Mauduit. Puis les vapeurs succulentes l’engraissèrent encore, et elle prit graduellement l’embonpoint des bouchères sans avoir leur fraîcheur saignante. Suzon était très-estimée du commandant, qui reconnaissait en elle, outre son admirable habileté de cuisinière, un grand esprit d’ordre. Il semblait en vérité que ses dépenses diminuassent à mesure qu’il augmentait ses invitations, tant Suzon apportait de régularité dans ses marchés avec les fournisseurs de la maison. Il n’eût pas renvoyé Suzon pour tout au monde, lui eût-elle demandé six cents francs de plus sur ses gages. Appris à l’économie par cette judicieuse femme, il prit goût à l’ordre, et chaque soir il aimait à compter avec elle ou à débattre le menu du lendemain. C’était une heure utilement employée sur un temps qu’il ne savait plus où passer quand il ne recevait pas chez lui. On ne se figure pas l’épouvantable coup de massue que la Révolution de juillet porta à la vie privée d’une foule de personnes ; on ne tient compte que des troubles de la vie publique ; c’est la vie privée qui saigne longtemps après une révolution. On tue la première ; mais la seconde, qui n’est que blessée,