Page:Gozlan - Les vendanges, 1853.djvu/86

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disjoignant plutôt du droguiste de la rue Saint-Merri. On lui enlevait la moitié de lui-même, — de drap fort et ample dont il était l’humble et fidèle doublure. De son côté, M. Richomme ressentait un chagrin réel de s’éloigner de ce front étroit, mais où il lisait toutes les étiquettes de ses marchandises ; de ce nez retroussé et taché comme une fraise de l’arrière-saison, mais si vif, si sûr à distinguer la bonne de la mauvaise marchandise cachée ; de ce visage sans virilité, sans caractère, mais de la nullité la plus loyale de France. Depuis trois jours, il ne l’appelait plus que mon bon, mon petit, mon vieux Fournisseaux. Chaque fois qu’ils passaient ensemble sous la porte du magasin pour déposer dans la tapissière quelques piles d’assiettes ou quelques douzaines de draps ; ils relevaient la tête et regardaient, avec une confusion, avec une douleur communes, l’échelle destinée à l’ouvrier qui allait déclouer l’enseigne du Balai d’or. Ce n’était pas moins pour tous les deux que l’exécution en place publique de leur meilleur ami. Que d’éloquents regrets dans leurs regards et dans leurs soupirs dérobés aux autres ! sans se communiquer leurs pensées, ils semblaient se dire : Enfin le jour est venu ; le crime va se consommer, pleurons ! À force de passer et de repasser sous cette enseigne, ils s’attendrirent tant, que s’étant trouvés seuls un moment au fond du magasin, Fournisseaux exprima à son maître un désir que celui-ci avait déjà lu dans ses yeux. « Je vous la demande ! s’écria Fournisseaux, — Tu l’auras, répondit M. Richomme. — Et je la mettrai dans ma chambre, dit Fournisseaux, en travers, derrière mon lit ; et là, personne, ne viendra l’enlever ! — Je te remercie, Fournis-