Page:Groslier - À l’ombre d’Angkor, 1916.djvu/21

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Partout des remous roussâtres décèlent une perfidie, un danger ou un abîme. Le grand ciel blanc est implacable. L’eau fait un bruit doucereux. Ce sont les rapides.

Alors les pagayeurs précipitent leurs manœuvres. Sur l’étroite planche qui fait le tour de l’embarcation, ils frappent en cadence de leurs pieds nus et crispés.

Penchés en avant à croire qu’ils vont tomber, le dos bombé et ruisselant sous le soleil, l’extrémité de la perche à l’aisselle, ils commencent le combat. La jonque reste sur place, roule bord sur bord, se dresse de l’avant et gémit sur des branches à fleur d’eau. Les perches de bambou, pressées à se briser, vibrent comme des cordes de viole. Les hommes halètent, crient, — et puis tout cesse : la barre est passée.

Sous un arbre qui penche, les pagayeurs brisés de fatigue poussent la jonque. Ils se jettent à l’eau avec délice, boivent à longues gorgées. Et c’est très beau ce repos, cette fraîcheur, ces nouvelles forces puisées, au sein de l’élément auquel on vient de disputer sa vie, en cet endroit qu’on voit encore et dans lequel un homme tombé eut été un homme perdu.