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mes mémoires

bie. Dirais-je qu’ils tiennent saint Thomas pour un assez triste sire à jamais déclassé ? Ils s’amusent follement de l’appareil dialectique du thomisme et de ses subtilités. C’est qu’en philosophie ils ne possèdent qu’un vague éclectisme, mélange de cartésianisme et de kantisme, de kantisme surtout. Car, dans la France d’alors, il faut se rappeler la vogue dont jouit la culture allemande, dans tous les domaines intellectuels. En théologie, il n’est plus question d’exposer les dogmes, mais d’en faire l’histoire. En exégèse, l’Allemand Harnack est le grand pontife. Et l’abbé Loisy, professeur à l’Institut catholique de Paris, prend, aux yeux de cette jeunesse, la taille d’un libérateur intellectuel qui va enfin balayer les nuées où se complaît par trop la routine romaine. Et l’on sait aussi que les ordres religieux n’échappent pas à ces engagements. Tous sont plus ou moins contaminés, et pas seulement en France.

Donc un vigoureux coup de barre s’impose. Ce coup de barre, on l’appelle ardemment. La robuste main de Pie X le donne pendant l’été de 1908. Nous sommes cinq ou six Canadiens qui logeons à Issy-les-Moulineaux. Pendant les vacances, à l’heure des repas surtout, le Séminaire prend l’allure d’une ruche bourdonnante. Soixante à quatre-vingts Sulpiciens ou autres prêtres, la plupart professeurs dans les grands séminaires de France, profitent de ces mois de repos pour mener recherches ou études à Paris, préparer des thèses de licence ou de doctorat. Tout ce monde remue fiévreusement les idées du jour. Un soir on nous apprend que l’encyclique de Pie X, attendue depuis longtemps, vient de paraître. La Croix de Paris en annonce une traduction française, par édition spéciale, dans la soirée. L’édition tardant à venir, je remets au lendemain la lecture du grave document. Mais déjà l’alarme est répandue. Le lendemain, ma messe dite à l’extérieur, j’entre comme d’habitude, au début du petit déjeuner, dans le grand réfectoire du Séminaire. D’ordinaire, je l’ai dit, la ruche bourdonne à plein. Tous ces prêtres français parlent, discutent à pleine voix. Ce matin-là, dans la vaste pièce, un silence glacial. Des prêtres en retraite, eût-on dit, ou encore des prêtres autour d’un cercueil, dans un salon funéraire. On ne parle qu’à voix basse. Je me dirige vers la petite table réservée à mes confrères canadiens. Des yeux, j’esquisse un mouvement, une question qui veut dire : « Qu’est-ce qui