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Page:Groulx - Mes mémoires tome I, 1970.djvu/161

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premier volume 1878-1915

On fait du « Jaguar »

Et ceci me rappelle quelques-unes de nos plus agréables soirées à Fribourg. Un soir que le « petit Canada » est réuni à ma chambre du Convict, je vais cueillir dans la bibliothèque les Poèmes barbares de Leconte de Lisle, et, selon toutes les règles, j’entreprends l’explication du poème : Le Jaguar. Dès lors je professe qu’au principe de l’art d’écrire, comme de tout art, ai-je dit plus haut, une technique existe dont il faut se rendre maître. Il faut savoir sa langue, en connaître toutes les ressources, le génie particulier. À cette fin, dès mes années de Valleyfield, j’ai pioché L’Art des vers de Dorchain ; j’ai étudié L’Explication française de Rudler ; Le Travail du style enseigné par les corrections manuscrites des grands écrivains d’Albalat ; j’y joindrai plus tard L’Art de la prose de Lanson, et d’autres bouquins de même espèce. À Fribourg, je crois donc posséder les éléments de ma technique. Mon explication du Jaguar fait fureur dans notre petit cénacle. Pour mes deux compagnons et pour moi-même, ce fut une joie, une révélation que cette analyse ou dissection de ce morceau de littérature parnassienne. Et il fallait entendre l’ami Warren, toujours nerveux, facilement violent, arpentant la chambre et lançant l’anathème à ses anciens professeurs : « Ah ! les ignorants, les ignorants ! » Nous prenons tellement goût à cet exercice qui m’est plus qu’à personne profitable, qu’au souvenir de cette première soirée, un mot restera, dans la bouche du confrère Warren. Les soirs où il nous croit libres, il ne demande pas : « Est-ce qu’on fait de l’explication française, ce soir ? », mais : « Est-ce qu’on fait du Jaguar ? »

Les jours coulent dans cet enchantement intellectuel. Nous ne songeons même pas à nous ennuyer du pays. Ou s’il arrive parfois que la nostalgie nous poigne au cœur, l’ami Lebon est toujours là. Musicien, chansonnier vivant, il se met au piano et nous chante ou nous joue quelques airs de chez nous et l’ennui s’envole, à moins qu’il ne s’accroisse. Nous allons atteindre le printemps. Mes deux compagnons d’étude ne parlent plus que de leur prochain départ et de leur rentrée au Canada. Pour ma part, mon rêve d’une seconde année à Fribourg se raffermit. Avec l’encouragement de mon professeur, Pierre-Maurice Masson, je