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mes mémoires

blé d’Inde ; j’ai connu les vieux et les vieilles qui ne savaient ni lire ni écrire, mais d’une personnalité si originale, si pittoresque et capables de raisonner d’une manière si juste. J’ai connu cette époque en voie de finir où l’on n’était pas riche, où l’on peinait dur, où l’on économisait à la cenne, où l’on avait ses infortunes et ses deuils, mais où le fond de l’âme, âme de croyants, restait serein et presque naturellement joyeux. Et j’ai connu aussi une autre époque, celle des environs de 1890 où la villégiature commence d’envahir mon petit patelin, où la campagne s’essaie à l’urbanisation, où l’agriculture se mécanise ; où la faucheuse, la moissonneuse remplacent la faucille, la faux, le javellier, où le moteur à chevaux[NdÉ 1] (horse power) qu’on appelait hasse-port, fait remiser le fléau. La subite évolution m’a peut-être embelli le passé, comme on s’éprend de tout ce qui meurt. Mais mes souvenirs ne me trompent point : dès mon jeune âge, j’ai aimé, passionnément aimé toutes ces choses qui s’en allaient. Et ce n’est pas sans mélancolie que je les ai inhumées dans ma mémoire. Comment alors s’étonner qu’un de ces jours elles en soient sorties avec un halo au reflet de légende et de fiction ? Dois-je en outre le confesser ? Ces sortes d’écrits répondaient chez moi à un besoin d’évasion. Ce ne sera qu’à force de discipline que j’arriverai à tenir en laisse et à tuer en moi le rêveur. Souvent alors, pour me soulager de tâches trop austères, je cède à l’inclination de muser, de caresser le rêve. Jeune, je m’essaie à faire des vers, manie où heureusement j’ai le bon esprit de ne point persévérer ; plus tard je me mettrai à écrire des contes ; des contes, je passerai au roman jusqu’à ce qu’enfin l’Histoire, l’exigeante Histoire, avec ses lois rigoureuses, son ascétisme austère, me conquière définitivement et jusqu’à me suffire.

J’ai donné pour titre, au petit volume : Les Rapaillages. Dans mon dernier conte, j’ai dit pourquoi. C’était vraiment des souvenirs « rapaillés ». Et, de toutes les souvenances de mon jeune âge, ce fauchage que j’évoque aux abords des bois, à la rencontre des champs et de la forêt, entre deux mystères, compte vraiment parmi celles qui m’ont fait le plus rêver et qui m’ont le plus enchanté. Quel accueil ferait le public à mes Rapaillages ?

  1. L’auteur veut sans doute parler du moteur à combustion interne dont la puissance est mesurée en chevaux-vapeur.