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deuxième volume 1915-1920

Je me demande pourquoi l’on n’a pas su inviter et fréquemment ce conférencier au Canada, à mon avis l’un des plus grands conférenciers de son pays.

Au Vieux-Colombier

Je ne sais cependant si mes distractions profanes les plus riches, les plus goûtées, je ne les ai pas cueillies au Vieux-Colombier. Vieux-Colombier ! Un nom qui a quelque odeur de bataille dans le Paris de cette époque. Mais nom qui évoque aussi une audacieuse tentative de grand art. C’est là que domine et règne Jacques Copeau, le réformateur qui essaie de ramener le théâtre français à ses meilleures traditions : jeu d’homme plus que de machine, action qui vit, qui se déroule dans l’âme humaine plus que dans les trucs du décor ou autres expédients. Réaction rigoureuse aussi contre le théâtre commercialisé où l’on joue moins pour l’art que pour les recettes. Nous sommes en 1922 à l’un des centenaires de Molière. Dans les plus grands théâtres de Paris, on joue du Molière. On en joue au Vieux-Colombier. On joue Le Misanthrope. J’y vais deux fois, trois fois peut-être avec Henri d’Arles, en mal de bougeotte et qui, passé au diocèse de Versailles, croit alors y séjourner le reste de sa vie. Nous allons à Molière en soutane sans éveiller la moindre surprise. Quel régal ! Quelle société que celle de ce pays et de cette époque du XVIIe siècle qui pouvait s’enchanter de pareils divertissements et surtout les susciter ! Ce que j’admire, au Vieux-Colombier, c’est l’extraordinaire naturel des artistes, l’art consommé qu’ils apportent à leur jeu. Chaque soir, au sortir du théâtre, je ne puis me retenir de passer cette réflexion à Henri d’Arles : « Avons-nous assisté à une comédie ou à un drame vécu sous nos yeux, un drame de la vie réelle ? » Copeau joue un Alceste bourru, amer, cela va de soi, mais aussi follement amoureux. Et lorsque déçu, trompé, joué et prenant conscience de l’être, il s’effondre en sanglots sur un bout de table, comment ne pas voir, en ce jeu de Copeau, une trouvaille de génie ? Le grand artiste est au surplus merveilleusement secondé par Valentine Tessier qui tient le rôle de Célimène. Amusement de grand siècle et de grands esprits.