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quatrième volume 1920-1928

futer ici des idées fuyantes et qui, à force de brouiller notions et faits, deviennent à peu près insaisissables. Il y a certaines choses cependant que nous voudrions dire et que M. Bourassa a besoin de savoir, et c’est d’abord, en ce modeste réveil de nationalisme qui l’épouvante, sa large part de responsabilité.

Il y eut une génération, la nôtre, celle des hommes de trente, quarante et cinquante ans, qui s’est passionnée pour lui et ses idées. Cet homme fut un merveilleux éveilleur. Cette rare chance fut la sienne d’être, deux ou trois fois, dans sa vie, la voix d’une nationalité, celle qui, aux moments de crise, sait crier les volontés et les espoirs indéfectibles. Avec lui, nous avions un chef ; et il nous promettait une doctrine. Notre petit peuple connut en ce temps-là une heure de redressement. Pauvre forçat d’un passé peu ensoleillé, il lui arriva, entre 1910 et 1920, de penser qu’en ce bas monde, il pourrait traîner autre chose que le perpétuel boulet de sa misère. Hélas ! il lui fallut bientôt déchanter. Lorsque, il y a quelque dix ou quinze ans, commença l’étrange évolution de M. Bourassa, pour se consoler, quelques-uns se disaient qu’il ne lui serait jamais possible de nous faire assez de mal pour effacer le bien qu’il nous avait fait. Ceux-là reprendraient-ils encore la formule ? Il reste vrai qu’il nous a fait beaucoup de bien ; et, pour ce bien, nous ne lui marchanderons pas notre gratitude. Mais il reste qu’il nous a fait également beaucoup de mal ; et, pour ce mal, que nous sentons dans nos esprits et jusque dans notre chair, nous ne pouvons lui accorder que le pardon chrétien et une immense pitié.

Il vint une heure, en effet, où lui et quelques autres en qui nous avions cru et placé notre confiance tournèrent subitement le dos à leur passé, à leurs idées. Et pour que le scandale fût bien complet, ils nous infligèrent le spectacle de compagnons et d’associés d’hier, en querelles violentes les uns avec les autres, s’invectivant et se mitraillant à qui mieux mieux de leurs tranchées devenues ennemies. Pour les hommes de notre temps, ce fut un tragique massacre d’idéal. Et que la jeunesse nous pardonne la part de pessimisme et de désenchantement que nous traînons dans l’âme. Désorientée, désaxée, sans plus de chef ni de boussole, une génération s’affaissa dans le découragement ou l’insignifiance. Les politiciens ressaisirent leur empire. Ils recommencèrent de faire ce qu’ils ont coutume de faire. Le redressement commencé s’arrêta. Notre peuple se reprit à descendre. Il descendrait encore vers l’abîme si une autre génération, la toute jeune, n’avait refusé d’accepter ce destin déshonorant. Elle