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septième volume 1940-1950
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d’étude, du choix de sa vocation, ce me fut toute une affaire. Impossible d’avoir sur lui, sur son passé, ses goûts, ses aspirations, le moindre aveu précis ! » L’abbé Percival Caza, un de mes petits dirigés d’autrefois à Valleyfield, était réputé le grand ami de Mgr Charbonneau. Le jour de l’intronisation du nouvel Archevêque à Montréal, je me trouvai tout à coup dans l’abside de la cathédrale, aux côtés de l’abbé Caza, alors professeur au Séminaire de Sainte-Thérèse. Je lui glissai à l’oreille : « Je veux vous voir, après la cérémonie. » Je connaissais déjà, et plus que passablement Mgr Charbonneau. J’étais curieux néanmoins d’obtenir, sur le personnage, le témoignage d’un homme que je savais intelligent et perspicace. Je dis donc à l’abbé Caza : « Vous allez me dire, vous, qui est Mgr Charbonneau ; on vous dit son grand ami. » L’abbé me répondit avec son large sourire : « Je dois vous dire d’abord que Mgr Charbonneau n’a pas d’amis. À Rome, pendant mes études, il m’a choisi pour compagnon de promenade ; ensemble nous avons causé de philosophie, de théologie, d’art, d’archéologie ; il ne m’a jamais fait la moindre confidence sur lui-même. » Mgr Arthur Deschênes, le curé souvent invité chez l’Archevêque, me tiendra un propos à peu près semblable : « C’était un singulier personnage. On ne pouvait lui poser aucune question sur lui-même, s’informer même de sa santé ; sa réaction était presque violente, aussi violente que si vous aviez voulu mettre la main sur son porte-monnaie. » Après ces témoignages, qui donc peut se vanter d’avoir jamais bien connu l’homme qui s’appelait Joseph Charbonneau ? Et comment mieux nous expliquer les jugements si divers et même si opposés portés sur cet homme ? Je n’hésite pas à l’écrire devant la rigoureuse évidence : cas pathologique que celui du pauvre Archevêque ! Ce repliement farouche sur soi, cette fermeture hermétique, résultat de l’on ne sait quelle frustration, s’aggrave d’un indéniable déséquilibre psychologique. Trop souvent, en cet homme obligé de commander, chargé des plus graves responsabilités, le jugement ne fonctionne pas sainement. Dès ses années de collège, il paraît avoir laissé, parmi ses camarades, le souvenir de cette déficience. L’un d’eux, homme calme, modéré, s’il en fut, le Dr Charles Bertrand, d’Outremont, me fera cet aveu un jour : « Quand Joe est parti pour Hearst — on l’appelait familièrement “Joe” — on se disait : Ça peut encore faire. Quand nous l’avons