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PASSAGE DE L’HOMME

tre-regardait. J’avais vingt-ans et elle dix-huit. Est-ce que jamais quelqu’un pourrait venir ? Et si quelqu’un venait un jour, sûrement ce serait quelqu’un de grand et qui parlerait — nous étions bien d’accord là-dessus — et qui parlerait notre langue — car on ne voulait pas, bien sûr, d’un étranger — et qui parlerait notre langue, mais tous ses mots seraient comme une musique. Il nous emmènerait toutes les deux. Et après, on ne savait plus… La Mère disait parfois : « Quand vous vous marierez… » Elle nous parlait déjà de celui-ci qui demeurait tout près de chez nous, de celui-là qui habitait au long du Fleuve, mais nous pensions à l’autre, et rien qu’à lui. Je me demande maintenant si quelque chose se serait passé si le Père n’avait point parlé de « celui qui pourrait venir ». Et je me demande aussi si ce ne sont pas les paroles du Père qui l’ont fait venir, si le Père ne l’attendait pas, et s’il ne savait pas que ces paroles pouvaient le faire venir. Mais peut-être que j’en rajoute. Depuis que l’homme qui habitait au-delà du Fleuve est mort, je ne sais plus bien ce qui est vrai et ce qui n’est pas vrai. C’est comme s’il avait emporté la clef. Et puis je vieillis, je mélange tout, je perds le fil… Mon cher Monsieur, il vous faudra de la patience.