Page:Guerne - Les Siècles morts, II, 1893.djvu/149

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Sur le passé chéri fixe des yeux en larmes.
Elle revoit sa vie entière, au noble cours,
Et les festins royaux et les brèves amours,
Tarse, Athènes, l’Egypte et tout son patrimoine
Comme un don nuptial offert à Marc-Antoine.

Antoine !

                   Le cher nom que sa bouche a redit
Brûle sa lèvre aride, éclate et resplendit
Comme Horus triomphant dans l’ombre moins farouche.
La Reine a déserté les tapis de sa couche ;
Elle marche, elle court. Pâle, les seins meurtris,
Emplissant le tombeau de sanglots et de cris,
Telle qu’Isis en pleurs sur le coffre abattue,
De ses bras languissants elle étreint la statue
Du bien-aimé. Sa main presse les durs genoux
Du Romain qu’elle appelle et qui fut son époux ;
Elle s’attache au glaive et griffe la cuirasse,
Et sa bouche, collée au marbre qu’elle embrasse,
Cherche et retrouve encor le front ceint du laurier
Et sur l’inerte bloc la bouche du Guerrier.
Et soudain, redressant sa taille qui se cambre,
Et de ses bras dorés faisant un collier d’ambre
Au col rigide et froid de l’impassible amant,
Cléopâtre soupire et parle amèrement :

— Antoine ! Antoine ! O marbre ! ô traits glacés ! ô restes
De mon âme ! O suprême espoir des jours funestes !
Cadavre sans honneurs, mort déplorable et cher,
Dont la blessure ouverte a saigné sur ma chair,
Je te salue, au seuil de ma tombe prochaine,
Toi que pieusement mes mains, libres de chaîne,
Ont couché pour jamais dans un cercueil récent !
Peu de jours ont glissé sur mon cœur frémissant
Depuis le soir funèbre où, de la tour de pierre,
Je te vis étendu sur la rouge litière.
El tu vivais, Antoine ! Et, faible, sans secours,
Déchirant de mes doigts le câble aux fils trop courts,
Je hissai jusqu’ici contre les parois dures
Ton corps d’où ruisselait la pourpre des blessures,
Et qui, dans la hauteur, horrible et ballotté,
Heurtait à chaque effort le mur ensanglanté.