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Page:Guillaumin - La Vie d’un simple, 1904.djvu/40

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coutumée, la bonne femme ; sa voix se faisait caressante et ses yeux étaient pleins d’une douceur attristée ; je sentis dans sa plénitude son amour de mère qui, sous sa dureté coutumière, ne transparaissait qu’à moitié.

À quatre heures, on fit sortir de leur étable les cochons étonnés ; on les démarra péniblement hors de la cour et, dans le grand gel de cette fin de nuit, le voyage commença. Au contact de la température hostile, je m’éveillai tout à fait. Alors, songeant qu’on allait à Bourbon, je retrouvai mon enthousiasme d’enfant, ma gaîté innocente, et je me mis à frapper les cochons avec ma branche d’osier, ayant hâte d’arriver. Je me donnai tellement de mal que je n’eus pas très froid ; et ce trajet du matin se passa sans trop d’ennui ni de souffrance.

Sur les sept heures et demie, nous fûmes installés au champ de foire, en bonne place, le long d’un mur. Mon père tirait d’un petit sac de toile bise, apporté exprès, des poignées de seigle, qu’il jetait aux cochons pour leur faire prendre patience. Bientôt, néanmoins, ils se mirent à grogner à cause du froid ; leurs corps recroquevillés tremblaient ; leurs soies se hérissaient, et il devint difficile de les faire tenir en place. J’avais bien froid, moi aussi. Succédant au mouvement de la marche et à la chaleur relative qui en résultait, le calme du foirail était vraiment cruel. Les frissons me gagnaient et mes dents claquaient sans relâche, sans compter que mes pieds s’engourdissaient, devenaient douloureux plus que de raison. En plus, j’avais faim ; mais mes pauvres mains étaient tellement raidies que je ne pouvais même arriver à sortir de ma poche les provisions que ma mère y avait mises ; je n’y parvins qu’après les avoir réchauffées à la chaleur de mon corps, en les introduisant l’une après l’autre sur ma poitrine. Et le