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Page:Guillaumin - La Vie d’un simple, 1904.djvu/49

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furent plus près, je vis qu’ils étaient tous des jeunes gens. Ils étaient six. L’un, très grand, marchait en tête, faisant des moulinets avec son bâton ; bras dessus, bras dessous, trois autres suivaient, titubant beaucoup ; à une dizaine de mètres, venaient les deux derniers qui s’étaient attardés à allumer leurs pipes. Celui d’en avant chantait d’une voix forte, brusque et saccadée, un refrain d’ivrogne :

À boire, à boire, à boire,
Nous quitt’rons-nous sans boire !

À cette interrogation, les trois du milieu répondirent par un « non » formidable. Et tous reprirent, chacun sur un ton différent, avec des gestes drôles :

Les gas d’Bourbon sont pas si fous
De se quitter sans boire un coup !

Ce mot coup dégénérait en un « ououou » prolongé qui battait son plein quand ils passèrent auprès de moi. J’étais dans le fossé, adossé au tronc d’un petit chêne, à côté des cochons rendormis : les garçons ne soupçonnèrent pas ma présence.

À ce moment, une odeur de cuisine m’arriva du château, une délicieuse odeur de viande en train de cuire dans le beurre grésillant. Cela réveilla les facultés de mon estomac vide. J’eus envie de franchir le mur, de crier, de hurler ma misère et ma faim, de demander une petite part de cette cuisine qui sentait si bon. Pour échapper à la tentation, je me rapprochai du presbytère. Mais là aussi, je perçus un bruit de cuillers et un parfum de soupe qui, pour être moins pénétrant que celui du château, n’en était pas moins suave. Je compris que partout dans les maisons chaudes on faisait le repas du soir. Les bourgeois du château avaient la viande et le bon pain