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Page:Guillaumin - La Vie d’un simple, 1904.djvu/50

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doré. Le curé et ses vicaires mangeaient la soupe au parfum suave et d’autres bonnes choses. Et dans toutes les chaumières, on mangeait aussi de la soupe qui ne sentait rien, mais qui était douce à l’estomac et qui remplissait le ventre. Seul, restait sur le chemin, sous le givre et le gel, un petit paysan attifé d’un châle gris qui gardait trois cochons rebutés ; et ce petit paysan était là depuis cinq heures ; et ce petit paysan n’avait mangé dans toute la journée qu’un morceau de pain et trois pommes ; et ce petit paysan, c’était moi ! Ils m’avaient tous vu, ceux du château et ceux du presbytère, et les ménagères des chaumières, et leurs petits qui étaient de mon âge ; ils m’avaient tous vu : mais pas un n’avait daigné me faire l’aumône d’une parole de sympathie ; pas un n’avait songé que je pouvais souffrir ; pas un n’avait la pensée de venir voir si j’étais encore là dans la nuit.

Sept heures sonnèrent à la Sainte-Chapelle ; je comptai tristement les coups de marteau frappant l’airain qui, dans le silence de cette place déserte, de ce nocturne cadre d’hiver, me semblèrent lugubres comme un glas. Je tombai, à partir de ce moment, dans une sorte de demi-sommeil, dans le terrible état léthargique de ceux qui meurent de froid. Je m’étais adossé de nouveau au tronc de l’arbre, dans le fossé, et mes yeux étaient clos à demi. Je vis pourtant se lever les cochons, et j’eus la force de les suivre encore, machinalement. Mais je n’avais presque plus de sensations, ni de pensées. Et cependant quelques souvenirs hantaient mon cerveau quasi mort : le Garibier, la Breure, la forêt, ma grand’mère, ma mère, mes frères et mes sœurs, le chien Médor même, ces champs, cette maison, ces êtres qui avaient tenu une place dans ma vie d’enfant, — et qu’il me semblait avoir quittés depuis bien longtemps — y défilaient en images imprécises. Cela ne me donnait ni regret,