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Page:Guillaumin - La Vie d’un simple, 1904.djvu/51

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ni attendrissement ; cela tenait plutôt du rêve. Je n’étais d’ailleurs pas bien certain d’avoir vécu cette vie passée ; j’avais en tout cas la conviction que je ne la vivrais plus. Je me sentais mourir, et la volonté me manquait pour résister à l’engourdissement final…

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Il était bien près de neuf heures quand je fus tiré de ma torpeur par un bruit de pas qu’il me sembla reconnaître. Je me frottai les yeux : je vis mon père qui arrivait. Il toussait, crachait, marchait un peu de travers ; mais enfin, c’était lui ! J’oubliai d’un coup le chagrin, les terreurs, les souffrances, tout le long martyre de cette journée, dans le grand bonheur de le retrouver ; et, exultant de joie, j’allai me jeter dans ses bras. Lui, tout d’abord, resta interdit : il était dans l’habituel état d’hébétement qui suit l’orgie et il semblait étonné de ma présence ici. Enfin le souvenir lui revint : il me pressa dans ses bras, en un débordant enthousiasme d’amour paternel, et m’appela son « pauvre petit ami ». Les gens qui ont bu s’exagèrent toujours leurs impressions. Mon père pleura de m’avoir laissé toute la journée seul ! Il avait dans sa poche un croûton de pain, reste de son déjeuner d’auberge, et un morceau de sucre, dernier vestige du café qui avait suivi le déjeuner : je croquai ces débris qui me donnèrent quelques forces. Il voulut absolument aller m’acheter d’autres provisions à l’épicerie-auberge du bas de la place ; mais je refusai. Maintenant que je l’avais retrouvé, lui, mon protecteur et mon guide, je ne craignais plus rien ; je me sentais la force de marcher jusque chez nous sans manger autre chose ; et je me cramponnais à sa main en un engourdissement voulu, pour l’empêcher de s’éloigner.

Les cochons circulaient dans le chemin paraissant, eux aussi, à demi anesthésiés. Ils n’avaient, à coup sûr, pas voulu se sauver : car je n’avais pas dû faire jusqu’au