Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/477

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On dirait que Satan les pousse et que le vice leur prodigue des forces plus qu’humaines ; puis le délire les prend ; après la passion, la frénésie, une frénésie cruelle, effrayante d’atrocité et de cynisme.

Les voilà rapprochés l’un de l’autre, s’échangeant des regards de défi et buvant des yeux ce qui leur reste à boire.

C’est une orgie, une orgie sombre, sans cris, sans femmes, sans clartés ; le vin y ruisselle à flots et l’ivresse s’y étale toute nue, ils s’y plongent jusqu’au cou.

Ainsi, dans un délire sans repos, ils boivent, poussés par un instinct infernal ; tout a disparu, l’ivresse dolente et ses demi-sommeils et ses prismes enchanteurs ; quelque chose de machinal les pousse par une force invincible.

Leur poitrine haletait pleine de feu, leur peau rougie semblait couverte de sang, leurs muscles de fer eussent broyé d’un coup la table qui les soutenait, une sueur froide coulait sur leurs cheveux, sur la peau livide du visage, sur leurs paupières de plomb, qu’ils soulevaient avec peine.

Maintenant c’est la rage, ils s’arrachent de force les dernières bouteilles qui leur restent, et, rapprochées l’une de l’autre, les deux figures monstrueuses se lancent des grincements de dents, des grimaces, des regards de tigre, ivres, de la salive pleine de vin, des injures, des cris, des râles d’ivresse.

C’était quelque chose de terrible à voir que ces deux hommes, à la lueur mourante d’un flambeau, au clair de lune si limpide, par une nuit si douce et si pure, s’étreindre dans tous les sens, se déchirer avec les ongles, mettre en pièces leurs vêtements, voir leurs larges doigts s’entrelacer avec des peines inouïes, et tout cela pour s’arracher le dernier lambeau de l’orgie.

Enfin la bouteille se déchira dans leurs mains.

Hugues en tira une de derrière lui, c’était du kirschenwaser ; il la but d’un trait, puis se leva de