Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/494

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

d’hiver, et la neige jetait une clarté blanche dans ma chambre. Tout à coup la neige se fondit et les herbes et les arbres prirent une teinte rousse et brûlée, comme si un incendie eût éclairé mes fenêtres ; j’entendis des bruits de pas, on montait l’escalier ; un air chaud, une vapeur fétide monta jusqu’à moi. Ma porte s’ouvrit d’elle-même, on entra. Ils étaient beaucoup, peut-être [sept à huit], je n’eus pas le temps de les compter. Ils étaient petits ou grands, couverts de barbes noires et rudes, sans armes, mais tous avaient une lame d’acier entre les dents, et comme ils s’approchèrent en cercle autour de mon berceau, leurs dents vinrent à claquer et ce fut horrible.

Ils écartèrent mes rideaux blancs, et chaque doigt laissait une trace de sang ; ils me regardèrent avec de grands yeux fixes et sans paupières ; je les regardai aussi, je ne pouvais faire aucun mouvement, je voulais crier.

Il me sembla alors que la maison se levait de ses fondements, comme si un levier l’eût soulevée.

Ils me regardèrent ainsi longtemps, puis ils s’écartèrent, et je vis que tous avaient un côté du visage sans peau et qui saignait lentement. Ils soulevèrent tous mes vêtements, et tous avaient du sang ; ils se mirent à manger, et le pain qu’ils rompirent laissait échapper du sang qui tombait goutte à goutte ; et ils se mirent à rire comme le râle d’un mourant.

Puis, quand ils n’y furent plus, tout ce qu’ils avaient touché, les lambris, l’escalier, le plancher, tout cela était rougi par eux.

J’avais un goût d’amertume dans le cœur, il me sembla que j’avais mangé de la chair, et j’entendis un cri prolongé, vague, aigu, et les fenêtres et les portes s’ouvrirent lentement, et le vent les faisait battre et crier, comme une chanson bizarre dont chaque sifflement me déchirait la poitrine avec un stylet.

Ailleurs, — c’était dans une campagne verte et