Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/86

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La mauvaise fortune ne paraissait point l’avoir accablé, et comme son voisin lui en demandait la cause.

— Tenez, dit-il avec le même rire et le même accent qu’il avait eu en jetant ses dix francs, tenez !

Et il découvrit sa poitrine, elle était toute sanglante, et ses mains avaient de la chair humaine au bout des ongles.

V

Il était nuit, mais une nuit sombre, sans astre, une de ces nuits qui font peur, qui vous font voir des fantômes et des spectres dansant sur le mur blanc des cimetières ; une de ces nuits dont le vent fait frémir d’horreur et dresser les cheveux sur la tête, de ces nuits où l’on entend au loin le cri plaintif de quelque chien rôdant autour d’un hôpital.

Pedrillo était sorti de la maison de jeu. L’air frais de la nuit vint rafraîchir son front et lui rendre le sentiment réel de sa position ; mais peu à peu l’imagination prit le dessus. Il rêvait en marchant, tous les objets qu’il voyait prenaient une forme gigantesque : les arbres, que le vent faisait frémir avec plus de furie que la nuit précédente, lui apparaissaient comme des géants hideux ; toutes les maisons étaient pour lui des tripots ; entendait-il le bruit d’un orchestre, en passant près d’un bal, c’était la musique de l’enfer ; une femme passait-elle, en tournoyant, près d’un rideau rouge, c’était une courtisane ; le bruit des verres sur le plateau, c’était une orgie. Bientôt la neige tomba, et, regardant ses habits, il se voyait entouré d’un linceul. C’était ainsi assiégé qu’il parcourait les rues en courant. Quelquefois il s’arrêtait et s’asseyait sur une borne, il regardait quelque rayon de lune et les nuages qui roulaient sur les étoiles ; ils prenaient tous les formes les plus bizarres et les plus grotesques, c’étaient des monstres grimaçants, puis des tas d’or,