Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, II.djvu/236

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— J’ai trop espéré pour obtenir.

— Tu parles comme un enfant, me dit-elle.

— Non, je ne vois pas même d’amour dont je ne serais rassasié au bout de vingt-quatre heures, j’ai tant rêvé le sentiment que j’en suis fatigué, comme ceux que l’on a trop fortement chéris.

— Il n’y a pourtant que cela de beau dans le monde.

— À qui le dis-tu ? je donnerais tout pour passer une seule nuit avec une femme qui m’aimerait.

— Oh ! si au lieu de cacher ton cœur, tu laissais voir tout ce qui bat dedans de généreux et de bon, toutes les femmes voudraient de toi, il n’en est pas une qui ne tâcherait d’être ta maîtresse ; mais tu as été plus fou que moi encore ! Fait-on cas des trésors enfouis ? les coquettes seules devinent les gens comme toi, et les torturent, les autres ne les voient pas. Tu valais pourtant la peine qu’on t’aimât ! Eh bien, tant mieux ! c’est moi qui t’aimerai, c’est moi qui serai ta maîtresse.

— Ma maîtresse ?

— Oh ! je t’en prie ! je te suivrai où tu voudras, je partirai d’ici, j’irai louer une chambre en face de toi, je te regarderai toute la journée. Comme je t’aimerai ! être avec toi, le soir, le matin, la nuit dormir ensemble, les bras passés autour du corps, manger à la même table, vis-à-vis l’un de l’autre, nous habiller dans la même chambre, sortir ensemble et te sentir près de moi ! Ne sommes-nous pas faits l’un pour l’autre ? tes espérances ne vont-elles pas bien avec mes dégoûts ? ta vie et la mienne, n’est-ce pas la même ? Tu me raconteras tous les ennuis de ta solitude, je te redirai les supplices que j’ai endurés ; il faudra vivre comme si nous ne devions rester ensemble qu’une heure, épuiser tout ce qu’il y a en nous de voluptés et de tendresses, et puis recommencer, et mourir ensemble. Embrasse-moi, embrasse-moi encore ! mets là