Page:Gustave Flaubert - La Tentation de Saint-Antoine.djvu/416

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s’organisent dans son cadavre à peine froid, des races se dépêchent de naître, il y a des peuples qui ont pour océan les liquides de son ventre, et qui courent, comme entre des arbres, à travers les poils de sa peau. Le chaos, pour eux, c’était l’instant où le corps intact recélait dans ses organes non détruits les germes d’où ils devaient éclore ; mais l’ordre s’établit, et plus gagne la pourriture, plus se développe l’harmonie. Et l’âme aussi, délivrée de l’unité qui la retenait, se diffuse pour pénétrer d’autre matière. N’as-tu pas reconnu des voix humaines dans le murmure des roseaux ? les chiens qui hurlent ne te parlent-ils pas de tes amis morts ? Quand tu tressailles au vent du soir, c’est qu’il t’apporte des caresses fluides et des senteurs de sentiment, comme celles que l’on hume sur les têtes chéries. Il n’y a qu’un certain nombre de couleurs, de sons, de formes, d’idées, qui passent et repassent dans la substance pour en varier les modes, et sous des apparences différentes manifester l’éternelle chose : de ces existences infinies, l’être vit, comme elles vivent de lui.

Les racines de Dieu sont au fond de l’âme humaine : c’est de là que se tire l’absolu.

antoine.

Je n’avais point soupçonné que l’âme fût si grande !

le diable.

Ni le ciel non plus ! et pourtant tu employais ta vie, tête levée, à en calculer la hauteur ; mais quand tu venais de laver tes mains, et que tu restais ensuite à considérer tes ongles que le jour, passant à travers, rendait blanchâtres comme des plaques d’agate, est-ce que tu comprenais quelque chose à cette matière qui se trouvait là au bout de tes doigts ? et quand tu remuais ton bras, savais-tu comment ? et quand s’avançait ton pied, savais-tu pourquoi ? La fiente de ton cochon, lorsqu’elle poudroyait en plein soleil avec les scarabées verts qui bourdonnaient à l’entour, suffisait tout comme Dieu à torturer ta pensée ; ton corps, qui était à toi, était bien loin de toi cependant, par l’ignorance de lui où tu restais toujours ; ton âme, par laquelle tu pensais, tu l’ignorais si bien que de minute en minute tu y découvrais à parcourir ; pour la connaître en effet il t’eût fallu posséder d’avance toutes ses pensées, toutes ses imaginations, toutes ses réflexions, toutes ses douleurs possibles. Or qui peut prédire, le soir, les rêves de son sommeil, et connaître, pendant la vie, ce qu’il y a derrière la mort ? L’infiniment petit est aussi difficile à saisir que l’infiniment grand ; on ne voit pas plus pousser l’herbe que naître les étoiles. Mais par delà l’intelligence humaine il n’y a plus ni ce qui est grand, ni ce qui est petit,