Page:Gustave Flaubert - La Tentation de Saint-Antoine.djvu/440

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rien, tu n’auras plus de figure. — Mais pourtant ? — Assez ! » Et le voilà crevé.

Le soldat n’y pense guère ; il rumine le pillage et voit en dormant sous sa tente des égorgements plein les villes. C’est lui qui tue, qui massacre, qui s’amuse ; la garde de son épée lui a fait des ampoules au fond des mains. Échauffé de carnage il boit un verre d’eau froide, et meurt de pleurésie.

« Ohé ! la belle, qui arrosez à la fenêtre vos pots de basilic, je m’en vais faire comme les autres, me coucher dans votre lit et vous passer sous la taille mes longs bras maigres. — Oh ! me dit-elle quand ils sont partis, c’est le temps des amoureux, je danse aux castagnettes, je fais le soir des promenades sur l’eau, et les pièces d’or toute la journée roulent sur ma table. — Au lit ! plus vite ! je suis pressée de toi, tu vas danser ma danse et faire ma promenade. — Grâce ! grâce ! — Je rendrai noirs tes ongles roses, je veux sur ton beau corps faire courir quelque chose qui ne te chatouillera pas ; au lieu de poudre blanche je mettrai dans ta chevelure de la terre très lourde. — Ça me touche ! c’est froid ! ça m’écrase ! — Tant pis, ça m’est égal. »

Courbé sur son bureau, le négociant hargneux pense aux marchandises ; il n’est content de rien et voudrait être plus riche. C’est pire encore qu’une faillite quand j’arrive dans son comptoir.

Doucement, par derrière, je m’approche du peintre candide qui grimpe au haut de l’établi, allonge sur les murs des bonshommes à la fresque ; il est là, clignant des yeux, à foncer des tons, à calculer des lignes, à se donner bien du mal. Comme il songe qu’il passera par la suite pour un des habiles de son métier, ça le console et l’encourage ; il se dit que les générations futures s’éperdueront de rêveries devant les figures qu’il fait ; il se sent immense et fort, il a des frissons dans les reins aux idées qui lui viennent. Patatras ! en mettant le pied de travers sur l’échelle, il tombe à la renverse avec ses pots de couleurs, les brosses, etc., fracasse cette bonne tête, d’où ne sortira plus rien.

À travers la grille, j’aperçois, se promenant dans son jardinet, l’homme retiré des affaires ; il a traversé les orages de la vie, celui-là, il se repose maintenant. C’est un gaillard heureux, qui écrase avec ses sabots le limaçon de ses allées et qui passe des nuits tranquilles. « L’année prochaine, j’ajouterai une aile en retour à ma maison, j’agrandirai ces plates-bandes, j’établirai mon fils. — L’année prochaine, brave homme, ta maison sera à un autre, c’est sur toi que pousseront les fleurs, ton fils s’établira tout seul. »

Voilà un jeune garçon qui vient bien ; il est doux comme un agneau, ce sera, bien sûr, un remarquable citoyen ou pour le moins un fort capitaliste. Poussons-le dans les carrières honorables, qu’il se fasse un nom et soit considéré dans son village !