Page:Gustave Flaubert - La Tentation de Saint-Antoine.djvu/457

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suivant immédiatement comme les personnages d’une frise, trois couples de dieux : Uranus avec la Terre, Saturne avec Rhéa, Jupiter avec Junon.
antoine.

Quoi ! Encore ?

le diable.

Oui, toujours.

uranus
couronné d’étoiles pâlissantes comme si l’aurore venait ; il traîne la Terre par la main, et laisse couler de dessous lui des gouttes de sang.

Fuyons ! il faut disparaître, on n’adore plus les étoiles, et les singes ne sont plus malades au décours de la lune.

Le voyageur antique qui marchait sur la terre, au milieu de la nuit, bien souvent s’arrêtait tout à coup, le cœur frissonnant d’une religion nouvelle ; alors il levait vers moi ses bras oisifs, et il se prenait à considérer tous ces mondes de lumière plus nombreux que ses pensées et plus lointains aussi que ses aspirations restreintes ; il contemplait dans leur azur les petites étoiles briller, il croyait qu’elles l’aimaient, et la première fois qu’il arriva au bord des flots, il poussa un grand cri en voyant le ciel qui tombait dans la mer. Mais quelque chose a rompu le fil qui liait les destinées humaines aux mouvements des astres. Saturne m’a mutilé, et la face de Dieu ne se voit plus dans le disque du soleil.

la terre
suivant Uranus.

Moi, j’avais des forêts mystérieuses, j’avais des océans démesurés, j’avais des montagnes inaccessibles. Dans des eaux noires vivaient des bêtes dangereuses, et l’haleine des marécages comme un voile sombre se balançait sur ma figure. J’étais couverte de plantes, je tremblais comme un épileptique aux secousses de mes volcans. Durant les nuits le champignon large poussait au tronc des chênes ; sur des mousses d’or, des grands serpents au soleil dormaient le corps plié, des odeurs suaves passaient dans les hautes herbes. Terrible d’énergies, enivrante de parfums, éblouissante de couleurs, immense ; ah ! j’étais belle, quand je sortis toute échevelée de la couche du Chaos ! et que je portais encore sur moi la marque de ses étreintes !

Débile et nu, l’homme alors pâlissait au bruit de mes abîmes, à la voix des animaux, aux éclipses de la lune ; il se roulait sur mes fleurs, il grimpait dans mes feuillages pour se gorger de