Mais un rat passe vite au milieu d’eux. Ils se jettent dessus avec leurs couteaux, et Antoine ne distingue plus rien, tant la mêlée devient furieuse.
Il les revoit accroupis tous en rond, devant un cadavre mutilé, dont ils prennent avec leurs mains de grands lambeaux. Des perles rouges suintent sur la muraille. Leurs yeux roulent effroyablement, leurs dents bruissent comme des fers de faux qui s’entre-choquent, et saint Antoine les entend murmurer : « Nos pères ont mangé des raisins verts et nous avons les dents tout agacées. » Mais le sable qui descend par le créneau s’accumule autour d’eux, monte jusqu’à leurs épaules, et ils répètent : « Nos pères ont mangé des raisins verts et nous avons les dents tout agacées. » Le sable monte jusqu’à leurs lèvres, jusqu’à leurs yeux, jusqu’à leur front. Le sommet des crânes seul apparaît. Tout est recouvert et l’on n’entend plus rien.
Horrible !
Il se prend la tête à deux mains.
Oh ! ma pauvre tête ! Comment faire pour en arracher
ce qui la remplit, et même pour savoir si j’ai
réellement vu les choses que j’ai vues ?
Si cela était des choses… elles auraient un
enchaînement, un motif… Eh non ! non ! je me
trompe !… Mais je les vois ! elles sont là !
je les touche !… Impossible, pourtant !
impossible !
Il me semble que les objets du dehors pénètrent ma
personne, ou plutôt que mes pensées s’en échappent
comme les éclairs d’un nuage, et qu’elles se
corporifient d’elles-mêmes, là… devant moi !
C’est peut-être ainsi que Dieu a pensé la
création ?… Elle n’est pas plus vraie que l’une
de ces illusions qui m’éblouissent ?… Mais
pourquoi des illusions ?… Sais-je d’abord ce
qu’est une illusion, moi ? En quoi consiste la
réalité ?… où commence l’une, où finit l’autre ?
De l’onde dans l’onde, des nuages dans la nuit,
du vent dans le vent ; et puis, comme de vagues
courants qui tourbillonnent et vous poussent, des
formes incessantes, infinies, qui montent, qui
descendent, qui se perdent.
Tiens !… je ne distingue pas, mais… on dirait
deux bêtes monstrueuses ? L’une rampe, l’autre
voltige… Ah ! mon Dieu ! elles approchent !
Et, à travers le crépuscule, apparaît le Sphinx. Il allonge ses pattes, secoue lentement les bandelettes de son front et se couche à plat sur le ventre.
Sautant, volant, crachant du feu par les narines, et de sa queue de dragon se frappant les ailes, la Chimère, aux yeux verts, tournoie, aboie. Les anneaux de sa chevelure, rejetée d’un côté, s’entremêlent aux poils de ses reins ; de l’autre, ils pendent jusque sur le sable, et remuent au balancement de tout son corps.