Page:Gustave Flaubert - La Tentation de Saint-Antoine.djvu/595

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bois plus touffu qu’un bataillon de lances, il en part une voix terrible, et les forêts tressaillent, les cascades remontent, les lotus s’éclatent, la terre tremble et les herbes se hérissent comme la chevelure d’un lâche… Écoute !

Il baisse en avant ses rameaux, d’où sort une musique épouvantable.
antoine.

Ah ! je me dissous, et tout ce qu’il y a dans ma tête s’en arrache et tourbillonne, comme des feuilles d’arbre dans un grand vent !

la licorne
caracolant autour de lui.

Au galop ! au galop ! J’ai les sabots d’ivoire, les dents d’acier, la tête couleur de pourpre, le corps couleur de neige, et la corne de mon front est blanche par le bas, noire au milieu, rouge au bout.

Je voyage de la Chaldée au désert Tartare, sur les bords du Gange et dans la Mésopotamie. Je dépasse les autruches ; je cours si vite que je traîne le vent.

Je frotte mon dos contre les palmiers, je me roule dans les bambous. D’un bond je saute les fleuves, — et quand je passe par Persépolis, je m’amuse à casser, avec ma corne, la figure des rois qui sont sculptés sur la montagne.

le griffon
lion à bec d’aigle, garni d’ailes blanches, avec le corps noir et le cou bleu.

Moi, je sais les cavernes où ils dorment, les vieux rois ! Ils sont assis sur leur trône, couronnés de la tiare et vêtus d’un manteau rouge ; — une chaîne qui sort de la muraille leur tient la tête droite, et leur sceptre d’émeraude est posé sur leurs genoux. Près d’eux, dans des bassins de porphyre, des femmes qu’ils ont aimées flottent avec leur robe blanche, sur des liquides noirs. Leurs trésors sont rangés dans des salles, par losanges, par tas, par pyramides. Il y a des lingots plus longs que des mâts de navires, des cages pleines de diamants, des soleils en escarboucles.

Debout sur les collines chenues, la croupe adossée contre la porte du souterrain, et la griffe en l’air, j’épie de mes prunelles flamboyantes ceux qui voudraient venir. C’est un pays blanchâtre, tout plein de précipices, immobile et ravagé. Le ciel noir s’étend sur la vallée où les ossements des voyageurs s’égrènent