Page:Guyau - Éducation et Hérédité.djvu/163

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
139
L’ÉCOLE.

thodes à suivre. Tolstoï croit que la vraie liberté existe avant toute culture, que la Providence suffit à tourner vers le vrai et le bien les hommes abandonnés à eux-mêmes. De là ce beau désordre dans son école qu’il décrit d’une façon charmante. Le maître fait son entrée dans la classe. Sur le plancher sont étendus, en tas, les enfants piaillant et criant ; — Vous m’écrasez, enfants. — Assez ! cesse donc de me tirer les cheveux ! Piotre Mikaïlovitch ! crie au maître une voix partie du fond du tas, commande-leur de me laisser ? — Bonjour, Piotre Mikaïlovitch ! crient les autres en continuant leur tapage. Le maître va prendre des livres, en distribue à ceux qui l’ont suivi jusqu’à l’armoire. Les élèves couchés au sommet du tas en demandent à leur tour. Peu à peu le tas diminue. En voyant les livres entre les mains de la plupart de leurs camarades, les retardataires courent à l’armoire en criant : — Et pour moi ?… Et pour moi ?… Donnemoi le livre d’hier… Moi, je veux le livre de Koltzev… etc… S’il en reste encore deux qui, dans la chaleur de la lutte, continuent à se rouler sur le plancher, les autres, déjà assis sur le banc, livre en main, leur crient : — « Pourquoi tardez-vous tant ? On n’entend rien… Assez ! «  Les combattants se soumettent ; tout essoufflés, ils vont prendre leurs livres et s’asseoir, non sans remuer un peu la jambe dans le premier moment, par suite de leur agitation encore inapaisée. L’ardeur de la bataille s’évanouit, et l’ardeur de la lecture commence à régner dans la classe. Avec le même feu qu’il mettait tout à l’heure à tirer les cheveux de la tempe de Michka, l’élève lit maintenant le livre de Koltzev : ses lèvres sont légèrement entr’ouvertes. ses petits yeux brillent, sans rien voir autour de lui en dehors de son livre. « Il faut autant d’efforts pour l’arracher au volume, que tantôt à la lutte ». Ils s’asseoient où bon leur semble : sur les bancs, les tables, sur l’appui de la fenêtre, sur le plancher, dans le fauteuil, qui est l’objet de l’envie générale. Dès que l’un a l’idée de s’y installer, rien qu’à son regard, l’autre a deviné son intention, et tous deux se précipitent, et c’est à qui l’emportera. Le plus leste s’étend, la tête beaucoup plus basse que le dossier ; mais il lit aussi bien que les autres, tant il prend cœur à sa besogne. « Pendant la classe, je ne les ai jamais vus chuchoter, ni se pincer, ni rire en sourdine, ni s’ébrouer dans leurs doigts, ni se plaindre l’un de l’autre au maître. Lorsqu’un élève, sorti de l’école du sacristain ou de celle