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FORME PASSIVE DU TEMPS

continue et sans contrastes tranchés, abolit le sentiment de la durée. L’autre jour, je rêvais que je caressais un chien de Terre-Neuve ; peu à peu le chien devint un ours, et cela graduellement, sans provoquer de ma part aucun étonnement. De même les lieux changent quelquefois non par un coup de théâtre, mais par une série de transitions qui empêchent de remarquer ce changement : j’étais tout à l’heure dans une petite maison, me voici maintenant dans un palazzo italien regardant des tableaux du Corrège ; j’étais tout à l’heure moi-même, maintenant je suis un autre. Cela se passe comme sur un théâtre où l’on voit peu à peu des arbres et des maisons s’en aller, remplacés à mesure par d’autres décors, avec cette différence que, dans le rêve, l’attention étant endormie, chaque image qui disparaît disparaît tout entière : alors la comparaison entre l’état passé et l’état présent devient impossible ; tout nouvel arrivant occupe seul la scène et nous fait entièrement oublier les autres acteurs ou les autres décors. À cause de cette absence de contraste, de différences, les changements les plus considérables peuvent s’accomplir en échappant à la conscience et sans s’organiser dans le temps. C’est une preuve que nous n’avons point de cadre a priori pour y placer