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ÉPICURE

il sortait de la tombe, et on l’entendait gémir la nuit[1]. La même idée d’une conscience vague après la mort devait, en se développant, donner naissance à la conception de l’immortalité. Si la mort n’est qu’une sorte de sommeil, de léthargie, pourquoi ne serait-elle pas suivie elle-même d’un réveil plus ou moins complet et comme d’une vie nouvelle ? Mais il ne faut pas croire que, pour la plupart des peuples primitifs, cette vie hypothétique fut quelque chose de bien désirable et surtout de préférable à la vie présente. Loin de là. D’abord on la place difficilement dans un milieu différent de celui du tombeau. Les vivants ont peine à supposer que les morts s’arrachent de ce lieu où ils les ont mis de leurs propres mains, où ils les ont vus pour la dernière fois, où ils ont enseveli avec eux leurs armes, leurs vêtements, leurs chevaux, leurs femmes parfois, où ils apportent encore du lait et du miel pour leur nourriture. Aussi, dans la plupart des religions, la demeure des morts c’est la terre. On ne l’a peut-être pas assez remarqué, les enfers ne sont autre chose que le tombeau agrandi ; les morts peuvent s’y mouvoir, tandis que dans le tombeau ils étaient immobiles : c’est presque là la seule différence[2].

Ajoutons que, la mort étant conçue comme un séjour éternel dans la nuit souterraine, l’imagination populaire ne tarda pas à se donner carrière et à peupler cette ombre des plus effrayants fantômes. Alors comme de nos jours il y avait sans doute des incrédules qui

  1. Voir Fustel de Coulanges, la Cité antique, p. 18. — Maintenant encore, dans certaines contrées de l’Allemagne, le soir de la Toussaint, on se couche de bonne heure en laissant sur la table le dîner servi pour la nourriture des pauvres âmes.
  2. Qu’on se rappelle à ce sujet la descente d’Ulysse aux enfers dans l’Odyssée. Les enfers sont un lieu sombre, froid, bas ; les morts y regrettent la lumière du soleil, et pensent avec tristesse à ceux qui vivent au-dessus de leur tête, joyeux, en la contemplant. Ce ne sont pas seulement les coupables et les lâches qui se voient ainsi éternellement condamnés à la nuit et à la souffrance ; les hommes « bons et braves » ont un sort semblable ; peu ou point de distinction entre eux. La conception des Champs-Elysées est postérieure et relativement récente. Sur tous les hommes l’imagination des peuples primitifs étend uniformément l’ombre du tombeau ; même si les morts remontent quelquefois à la surface de la terre et hantent le séjour des vivants, c’est la nuit, dans une obscurité semblable à celle des enfers.