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DES IDÉES ANTIQUES SUR LA MORT

riaient du Cocyte, de l’Achéron, de Cerbère et de Tantale ; mais la foule craignait toujours ces chimères. Dans les temples, dans les maisons, des peintures représentaient les supplices infernaux, et on les regardait avec crainte[1]. « La superstition, dit Plutarque, fait sa peur plus longue que sa vie, et attache à la mort une imagination de maux immortels ; lorsqu’elle achève toutes ses peines et ses travaux, elle se persuade qu’elle en doit commencer d’autres qui jamais ne s’achèveront[2]. » Plutarque ajoute que, pour son compte, il aimerait mieux être épicurien que superstitieux. De nos jours même, ou les craintes religieuses ont tant perdu de leur force, on sait à quel degré peut aller chez nombre de gens la terreur des peines infernales. Dans certains pays, comme l’Amérique, ou la foi religieuse est bien plus robuste qu’en Europe et surtout en France, cette terreur a produit souvent sur des assemblées entières des accidents nerveux et provoque des attaques d’épilepsie. Cependant, depuis le christianisme, les croyants n’éprouvent au sujet des peines éternelles qu’une crainte combattue et allégée par l’espoir d’éternelles récompenses. Ils savent que le ciel est ouvert aux élus, et ils espèrent se trouver un jour parmi eux. Dans les religions antiques, au contraire, l’espérance du ciel n’existait pas ; seuls, quelques héros comme Hercule ou Bacchus avaient mérité de prendre place là-haut parmi les dieux ; tous les autres hommes, pêle-mêle, ensevelis sous la terre, y demeuraient à jamais loin du jour, et si parmi eux il y en avait de plus châtiés, de plus malheureux les uns que les autres, il n’y en avait vraiment point de fortunés. Aussi, suivant l’expression de Cicéron exposant le système épicurien, l’idée de la mort pesa sur le monde antique comme le rocher fabuleux sur Tantale. Ce fut une vraie révolution que produisit le christianisme en transportant des enfers dans le ciel la demeure des élus. Il fraya ainsi une voie nouvelle à l’imagination humaine ; soulevant la pierre du tombeau jusqu’alors fermée sur les morts, il ouvrit leurs yeux à un jour plus éclatant que celui même dont nous jouissons pendant notre vie. On avait cru jusqu’alors que mourir, c’était toujours descendre sous la terre et dans la nuit ; on

  1. Plaute, Captifs, V, 4, I.
  2. Plut., De la superstition, 4.