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THÉORIE ÉPICURIENNE DE LA MORT

ment que dès ta jeunesse tu as eu pour moi et pour la philosophie, aie soin des enfants de Métrodore[1]. » — On sait que Métrodore, cet inséparable ami d’Epicure, était mort avant lui : la dernière pensée d’Epicure fut donc pour l’amitié.

On le voit, Epicure voulut être heureux jusqu’au bout : il possédait l’obstination du bonheur, comme d’autres celle de la vertu ou de la science. Cette obstination a aussi sa noblesse ; il y a quelque chose d’assez grand dans cette persévérance à triompher de la peine, dans cet appel suprême au passé pour compenser la douleur présente, dans cette affirmation désespérée du bonheur de la vie en présence de la mort. Il n’est pas toujours facile de se persuader à soi-même qu’on est heureux ; il faut pour cela une force de volonté incontestable ; et comme se persuader qu’on est heureux, c’est l’être en grande partie, Epicure a donc pu réaliser pour lui-même cette utopie du bonheur qu’il rêvait pour le sage. Il est mort en souriant, comme Socrate, avec cette différence que ce dernier nourrissait la belle espérance de l’immortalité et, détournant les yeux de la vie, ne voyait dans la mort qu’une guérison. Epicure, lui, mourut le visage tourné vers cette existence même qu’il quittait, condensant dans son souvenir sa vie tout entière pour l’opposer à la mort qui approchait ; en sa pensée vint se peindre comme une dernière image de son passe prêt à disparaître ; il la contempla « avec gratitude », sans regret, sans espérance ; puis tout s’évanouit à la fois, présent, passé, avenir, — et il reposa dans l’éternel anéantissement.

IV. — Nous n’apprécierons pas longuement la doctrine qu’Epicure enseigne à la fois en action et en paroles ; nous voulons seulement en quelques mots résumer ce qui en fait à nos yeux la valeur historique et l’originalité.

Il est facile de ne pas craindre la mort quand on croit à une immortalité bienheureuse. Sous ce rapport le courage des premiers chrétiens, par exemple, n’a rien d’étonnant ; toute religion à ses martyrs, et pour l’erreur on a malheureusement versé autant de sang que pour la vérité : le mépris de la mort inspiré par une re-

  1. Diog. Laërt., x, 122. — V. De fin. xxx, 96.