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ÉPICURE

ligion est sans doute très propre à faire mesurer le degré de foi que cette religion a su exciter chez ses adeptes, mais non le degré de vérité qu’elle possède. Au contraire, maintenir l’indépendance et le courage de l’homme en face de la mort, telle qu’elle nous apparaît une fois toute superstition écartée, c’était là une entreprise vraiment originale, et dans laquelle Epicure n’a pas entièrement échoué. « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face », disait La Rochefoucauld. Epicure a regardé la mort en face, sans épouvante et sans espérance ; il a essayé de montrer qu’elle pouvait borner la vie sans la troubler.

La théorie d’Epicure sur la mort n’a pas toujours été comprise, et un certain nombre des objections qu’on lui a adressées ne l’atteignent pas. « La mort en elle-même n’est pas malheureuse, a dit Lactance combattant Epicure, c’est l’accès de la mort qui est malheureux[1]. » Et Bayle, dans ses articles d’ailleurs si fins sur Epicure et sur Lucrèce, fait cette remarque : « Les Epicuriens ne peuvent pas nier que la mort n’arrive pendant que l’homme est doué encore de sentiment. C’est donc une chose qui concerne l’homme, et de ce que les parties séparées ne sentent plus, ils ont eu tort d’inférer que l’accident qui les sépare est insensible[2]. » Dans ces objections, on semble plus ou moins confondre la mort même, l’état de celui qui ne vit plus, avec ce que le langage populaire appelle « un mauvais quart-d’heure. » Il faut bien distinguer ces deux idées. Pour beaucoup la mort n’est qu’une simple opération douloureuse, devant laquelle on recule avec la même crainte que devant une opération chirurgicale quelconque. Dans ce cas, dire qu’on craint la mort, c’est se tromper ; ce n’est pas la mort qu’on craint, c’est la douleur. On manque simplement de courage ; or, nulle philosophie, pas plus la doctrine épicurienne qu’une autre, ne peut donner toute faite la vertu pratique du courage. La souffrance qui accompagne généralement la mort est un fait qu’Epicure n’a pas voulu nier plus que personne, et ce fait rentre dans sa philosophie comme tous les autres. La dernière douleur est susceptible, suivant lui, des mêmes soulagements que

  1. Lact., Instit. divin., III, 17.
  2. Bayle, art. Lucrèce.