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ÉPICURE

en vivant avec son ami, on finira par s’attacher à sa personne même ; d’autant plus vivement qu’il s’agit ici d’un homme au lieu d’un chien, et qu’un homme est plus capable de répondre à l’affection que vous lui témoignez.

On peut reprocher à cette troisième théorie d’être encore incomplète, de considérer l’amitié comme trop passive, d’y faire la part trop grande au mécanisme de l’intérêt et de l’habitude, de ne pas distinguer entre les choses et les personnes, entre les hommes et les chevaux ou les chiens. Quoi qu’il en soit, cette théorie constitue un progrès sur celle d’Epicure lui-même ; elle marque un effort remarquable dans le but d’expliquer empiriquement l’« amour d’autrui pour autrui » ; enfin elle témoigne du travail qui se faisait déjà dans la pensée antique sur certaines grandes questions. La conclusion des Epicuriens est la suivante : « Non seulement on n’empêche pas l’amitié en plaçant le souverain bien dans le plaisir ; mais, sans cela, on ne pourrait en aucune façon établir d’amitié entre les hommes[1]. » Suivant l’épicurisme, en effet, nous savons que le plaisir et la peine sont les seuls moteurs des hommes : eux seuls peuvent donc les faire se chercher et se rencontrer.

III. — Comme Epicure recommande l’amitié d’un individu avec un autre, il ne pouvait pas ne pas recommander soit par ses préceptes, soit par ses actions, l’amitié de tous les hommes entre eux. Diogène nous parle de sa piété envers ses parents, de sa bienfaisance envers ses frères, de sa mansuétude à l’égard de ses esclaves[2]. Ces derniers, toutefois, il veut qu’on les châtie à l’occasion (κολάσειν), tout en en ayant pitié (ἐλεήσειν) et en pardonnant à ceux qui font preuve de bonne volonté (συγγνώμην τινὶ ἕξειν τῶν σπουδαίων)[3]. On sait que Mus fut à la fois l’esclave et le disciple d’Epicure. Envers les hommes en général, sa bonté, d’après Diogène, était incroyable (ἀνυπέρβλητοι χρηστότητες) et sa bienveillance sans égale (ἀνυπέρβλητος ευγνωμοσύνη) ; universelle était sa

  1. Cic. De fin., I, xx, 70 : « Quibus ex omnibus judicari potest, non modo non impediri rationem amicitiæ, si summum bonum in voluptate ponatur, sed sinè hoc institutionem amicitiæ omnino non posse reperiri. »
  2. Diog. L., x, 10.
  3. Diog. L., x, 119.