Page:Guyau - La Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines.djvu/147

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
143
CONDUITE DU SAGE DANS LA SOCIÉTÉ HUMAINE

philanthropie (καθόλου ἡ πρὸς πάντας αὐτοῦ φιλανθρωπία)[1]. Il est vraiment curieux de voir, des ses origines, la doctrine utilitaire revêtir ces couleurs de philanthropie qu’elle a conservées depuis chez ses modernes représentants, Bentham, Owen, Stuart-Mill.

Si le sage doit poursuivre l’affection de ses semblables, il ne doit pourtant pas avoir grand souci de leur admiration. « Jamais je n’ai voulu plaire au peuple, disait Epicure, car ce que je sais n’est pas de son goût, et ce qui est de son goût, je ne le sais pas[2]. » Et il écrivait à un compagnon de ses études : « Nous sommes l’un à l’autre un assez grand théâtre[3]. » Le sage ne recherchera donc pas les honneurs[4]. Le commandement et la royauté ne sont des biens « selon la nature » que s’ils peuvent nous mettre à l’abri contre les attaques des autres hommes ; sinon, ce sont plutôt des maux : avant de désirer l’éclat de la vie, il faut désirer sa sûreté (ἀσφάλεια), qui est plus utile[5]. Aussi le sage aimera-t-il la vie des champs plutôt que celle des villes ; il évitera les fêtes publiques, les foules. « Le moment de rentrer en soi-même, écrit Epicure, c’est quand on est forcé de se mêler à la foule[6]. » Il s’ensuit que le sage ne se mêlera point des affaires de la république ; il vivra ignoré, se recueillant en lui-même, s’abstenant : λάθε βιώσας. On sait avec quelle vivacité Cicéron combat cette doctrine de l’abstention politique qui était d’ailleurs commune aux Epicuriens, aux Platoniciens et même à la majorité des Stoïciens. Mais le trouble de la cité et le calme du sage épicurien ne peuvent aller ensemble : la vraie cité du sage, c’est son bonheur. Epicure qui, dans sa théorie de l’amitié, avait vanté l’oubli plus ou moins provisoire de soi, n’a pas voulu comprendre ni admettre le désintéressement politique[7].

  1. Diog. L., x, 9,10.
  2. Sen., Epist. xxix.
  3. Ibid.
  4. Diog. Laërt., X, 120.
  5. Epic. ap. Diog., Max. 7 et 8.
  6. Epic. ap. Senec., Epist. xxv.
  7. Diog. Laert., 140, 119. Voir Philodème (Volumina Herculan.), Περὶ ῥητορικῆς, col. 14 : Οὐδὲ χρησίµην ἡγούμεθα τὴν πολιτικὴν δύναμιν αὐτὴν καθ’ αὑτῆν. — Par une exception qui rappelle trop Aristippe, Epicure permet au sage de courtiser le monarque, de « flatter pour corriger » (ἐπιχαρίσεσθαί τινι ἐπὶ τῷ διορθώµατι). Ib., 121.