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LE PROGRÈS DANS L’HUMANITÉ

ve livre du De natura rerum qu’un effort pour détruire les fables sur l’âge d’or et réfuter les rêveries des poëtes et des théologiens ; on n’a peut-être pas assez compris qu’il n’était guère possible de supprimer la conception théologique de l’âge d’or sans y substituer l’idée moderne de progrès, et qu’au fond c’est cette idée toute nouvelle que Lucrèce a opposée aux fables antiques. Ni dans Ritter, ni dans Zeller, ni dans Lange, ni chez les principaux historiens de la philosophie, nous n’avons vu Lucrèce cité parmi les premiers promoteurs de l’idée de progrès. Sans doute on a déjà retrouvé dans Lucrèce bon nombre des idées modernes, comme celles de révolution et de la sélection naturelle ; mais celle du progrès humain, du progrès moral, intellectuel et industriel, qui y est si nettement exprimée, a été à peine remarquée jusqu’ici. Cependant le ve livre de Lucrèce a la plus grande analogie avec l’Esquisse des progrès de l’esprit humain tracée de nos jours par Condorcet. Tandis que Lucrèce transportait ainsi l’idée de progrès et d’évolution dans l’humanité, il devançait en même temps la sociologie moderne, qui s’appuie sur l’histoire et sur les sciences, qui procède non plus a priori, mais a posteriori, qui se borne en un mot à interpréter les faits pour en déduire les tendances du mouvement humain et par cela même les lois morales ou sociales.

Selon Lucrèce comme selon Epicure, le progrès a trois causes principales : le besoin (usus), qui nous fait chercher et tâtonner en tous sens ; l’expérience (experientia), qui accumule à travers le temps les résultats de ces tâtonnements successifs ; enfin la raison (ratio), l’« infatigable raison » qui travaille sans cesse sur les données des sens et en tire tout ce qui s’y trouve contenu. Lucrèce distingue soigneusement ces diverses causes et oppose même avec insistance au temps (ætas) qui « amène lentement au jour toutes les découvertes, » la raison « qui les met en pleine lumière » ; c’est la raison aidée du temps qui « a peu à peu enseigné les hommes progressant pas à pas[1]. »

Lucrèce, dans son analyse des progrès de l’homme, commence d’une manière très scientifique par faire table rase de tout ce que nous devons à une civilisation

  1. Lucr., V, 1386, 1445.