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ÉPICURE

plus ou moins avancée : il suppose l’homme primitif dépourvu de toute espèce d’instruments, ne sachant même pas se couvrir de peaux de bêtes, poussant des cris encore inarticulés. Du reste cet homme des premiers temps était, suivant lui, beaucoup plus fortement constitué que nous ne le sommes aujourd’hui ; il avait une puissante ossature et des muscles solides ; sa peau était endurcie au froid et au chaud : les hypothèses de Lucrèce sont ici assez d’accord avec les conclusions auxquelles l’anthropologie est arrivée de nos jours[1]. Les hommes, ajoute-t-il, erraient par troupeaux, comme les bêtes ; ils vivaient surtout de fruits et de végétaux, étanchaient leur soif aux rivières. Une antique croyance veut que les premiers hommes, épouvantés lorsque le soleil disparaissait le soir de l’horizon, l’appelassent à grands cris jusqu’au matin : Lucrèce, avec un remarquable esprit scientifique, rejette cette croyance[2] ; les hommes, dit-il, étaient accoutumés dès l’enfance, comme les animaux, à la succession alternative des jours et des nuits ; ils n’y voyaient donc rien d’étonnant, et ne craignaient point qu’une nuit éternelle régnât sur la terre : c’eût été là pour eux une conception beaucoup trop complexe et trop savante.

Si les premiers hommes étaient nus et sans armes, ils avaient du moins des mains robustes et des pieds agiles : c’était assez, suivant Lucrèce, pour soutenir sans trop de désavantage la lutte pour la vie : ils fuyaient devant les grands animaux ; mais ils attaquaient les moins dangereux, leur lançaient de loin des pierres, ou de près les frappaient avec de pesantes massues. La nuit ils s’étendaient à terre, se cachaient dans les fourrés, comme font les sangliers, ou se retiraient dans les cavernes[3].

À cette époque, dit Lucrèce, « les hommes étaient incapables de s’occuper du bien commun ; ils ne connaissaient ni lois ni règles morales dans leurs rapports les uns avec les autres ; chacun s’emparait du premier butin que lui offrait le hasard, et, poussé par sa propre nature, ne savait vivre et se conserver que

  1. Ibid., 923.
  2. Ibid., 970.
  3. Lucr., 969.