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L’ÉPICURISME DANS L’ANTIQUITÉ

choc la vieille religion romaine[1]. Alors « la multitude entraînée, dit Cicéron, se porta toute vers ce système de préférence aux autres. » « Le peuple est avec eux », dit encore Cicéron en parlant des Épicuriens[2]. » Le peuple, en effet, était et resta longtemps avec eux. En vain leurs adversaires, les Stoïciens, poursuivirent contre eux une lutte qui dura autant que l’empire romain : ils ne purent ni les anéantir, ni même les affaiblir, ni même se soustraire à leur influence. Sénèque les critique avec force, et néanmoins Sénèque est nourri d’Épicure qu’il admire et cite à chaque instant ; il est plein d’idées épicuriennes, il est attiré sans cesse par les doctrines mêmes qu’il combat. Plus tard Épictète recommence l’attaque contre les Épicuriens, il les traite avec une violence extrême ; mais son disciple Marc-Aurèle, stoïcien aussi, plein des mêmes idées et des mêmes croyances, se retourne de nouveau comme à regret vers Épicure, le prend pour modèle, s’exhorte lui-même à l’imiter ; il fonde à Athènes une chaire d’épicurisme ; ça et là dans ses pensées, qu’il nous a si sincèrement exprimées, on reconnaît, flottant vaguement comme en un rêve, les grandes conceptions épicuriennes ; sans cesse il les retrouve lui-même avec inquiétude en face de ses idées propres, il les confronte avec elles, et sa dernière pensée est une pensée de doute. Un homme tout autre, un douteur autrement résolu, Lucien, qui n’épargne pas plus aux philosophes les railleries que les coups de bâton, parle d’Epicure comme « d’un homme saint, divin, qui seul a connu la vérité, et qui, en la transmettant à ses disciples, est devenu leur libérateur[3]. »

On le voit, même à cette époque, après cinq siècles de lutte, l’épicurisme n’avait pas perdu son importance, et l’auréole presque sacrée dont les épicuriens voulaient entourer la grande figure de leur maître n’avait point encore été obscurcie.

Tant que subsista le paganisme, la doctrine d’Épicure se maintint ; quand une croyance nouvelle se leva sur

  1. Voir Cicéron, Tuscul., iv, init. ; Acad., i, 2 ; Lettres fam., xv, 19. — Les premiers écrivains philosophes à Rome furent les épicuriens Amafinius, Rabirius et Catius, — des prosateurs fort médiocres, d’après Cicéron ; — puis vint le grand poète et philosophe Lucrèce.
  2. Tusc., iv, 3. De fin., II, xiv.
  3. Alex., 61.