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L’ÉPICURISME ANTIQUE ET LE POSITIVISME MODERNE

Dans l’histoire de la pensée humaine, on n’a pu résoudre bon nombre de problèmes qu’en modifiant perpétuellement les termes sous lesquels ils avaient été posés. Aussi reconnaît-on moins les esprits novateurs en ce qu’ils résolvent une grande quantité de questions particulières qu’en ce qu’ils changent tout d’un coup le point de vue général d’où l’on avait jusqu’alors regardé les choses.

A l’époque d’Epicure, après de longs siècles de spéculations métaphysiques, la pensée était en Grèce aussi fatiguée de recherches vaines sur l’absolu, qu’elle peut l’être en France de nos jours. De même que dans notre siècle Auguste Comte, s’efforçant de changer la direction de la pensée humaine, a voulu la tourner tout entière vers certains problèmes, et l’enfermer en un cercle infranchissable ; ainsi Epicure dans l’antiquité, fermant pour un temps l’ère de la métaphysique, a créé une sorte de positivisme analogue sur beaucoup de points à celui d'Auguste Comte.

Le rôle de ceux qui limitent ainsi la pensée humaine est de lui donner plus de vigueur, et de la concentrer alors qu’elle se dispersait sur trop d’objets. Ce fut la tâche d’Epicure dans l’antiquité ; il a réagi plus qu’aucun de ses prédécesseurs, et plus puissamment que Démocrite lui-même, contre les spéculations a priori où s’égarait la pensée des Socrate, des Platon et même des Aristote. Jusqu’alors l’idée métaphysique de cause finale dominait toujours les sciences de la nature, de l’homme et de la société. Epicure en chassa complètement cette idée, et par là il introduisit dans ces sciences un esprit tout nouveau. Qu’on lise une page d’Aristote et une page de Lucrèce, on verra quelle différence profonde sépare l’ancienne doctrine de la nouvelle. Aristote mêle perpétuellement aux considérations expérimentales des considérations métaphysiques qui lui sont propres ; il n’observe pas un fait qu’il ne l’enserre dans un réseau de déductions a priori plus ou moins contestables. Chez Lucrèce, la suppression à peu près complète de toute idée de cause finale donne aussitôt un caractère plus scientifique et plus moderne aux moindres observations. Bien de plus contraire, en effet, aux tendances générales de l’esprit moderne que la considération de cause finale ; non-seulement une telle considération est « stérile », suivant la pensée devenue banale de Bacon, mais