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ÉPICURE

elle conduit facilement à l’absurde. En effet, la plupart des phénomènes sont les uns avec les autres dans un rapport de corrélation tel, qu’étant données deux choses coexistantes, on ne peut reconnaître a priori laquelle est primitive ou dérivée, laquelle a été faite par l’autre et pour l’autre ; par exemple il serait très-difficile pour un pur esprit étranger à notre globe de savoir a priori si c’est mon habit qui a été fait pour moi ou moi pour mon habit ; dans certains cas même ne pourrait-on soutenir avec vraisemblance que l’homme a été fait pour l’habit ? Aristote et à sa suite les scolastiques ont commis nombre d’erreurs de ce genre. Le monde est un grand Tout où chaque chose a fini par s’adapter à toutes les autres, c’est une chaîne dont les anneaux se tiennent et se déroulent à travers le temps ; mais si on ne tient pas compte du temps, et qu’on considère la série des faits au point de vue métaphysique, le fait dernier, le dernier anneau de la chaîne, qui est pour la nature le moins important, paraît le fait primitif et dominant. En effet, tous les autres ont contribué à le produire, il est donc en quelque sorte adapté à tous les autres ; conséquemment tous les autres paraissent faits pour lui, il semble être la cause finale de tout le reste. Prenons pour exemple le langage : le langage, suivant Epicure, suivant Lucrèce et les savants contemporains, est un fait dérivé de l’état social ; c’est l’une des conséquences les plus remarquables et les plus complexes de cet état. Au contraire, Aristote observe qu’actuellement le langage et la société coexistent ; ensuite, se plaçant suivant sa coutume au point de vue métaphysique, il en conclut aussitôt que le langage a été fait pour la société et que l’homme était né sociable puisqu’il possédait la faculté de parler : la société devient donc le fait dérivé, le langage, le fait primitif. C’est ainsi que perpétuellement le métaphysicien est porté à donner la priorité aux faits qui ont précisément le moins d’importance objective et qui sont venus les derniers dans l’ordre des temps. On peut dire que dans les sciences naturelles, en sociologie et même en morale, Epicure a ouvert la voie à la pensée moderne. En substituant une méthode expérimentale encore grossière aux tendances métaphysiques qui dominaient depuis Socrate, il a substitué dans les sciences l’idée de temps et de succession à l’idée de cause finale ; il a montré que l’ordre des