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L’ÉPICURISME ANTIQUE ET LE POSITIVISME MODERNE

choses est précisément le renversement de l’ordre de la pensée.

Par cette espèce de révolution, le positivisme épicurien a exercé plus d’influence sur l’esprit humain que n’en exercera probablement le positivisme moderne. Néanmoins les analogies entre les deux systèmes étaient curieuses à remarquer. Tous deux interdisent à l’homme les recherches trop hautes et les spéculations trop lointaines ; la différence, c’est qu’Epicure s’appuie pour cela sur un principe positif, le bonheur humain, la sérénité intellectuelle, au-delà de laquelle on ne doit rien poursuivre ; Auguste Comte s’appuie sur un principe de doute et de négation, savoir l’impuissance de l’esprit humain à saisir toute idée de cause et même à apercevoir les plus lointains anneaux de la chaîne des phénomènes. Les résultats pratiques des deux systèmes sont fort analogues, et tous deux ont versé dans les mêmes erreurs. Epicure, par exemple, au nom de son positivisme utilitaire, déclarait d’avance qu’on ne pourrait jamais expliquer d’une manière une et systématique les phénomènes célestes ; il repoussait comme inutiles et impuissantes des sciences telles que les hautes mathématiques. Eh bien, dans son Cours de philosophie positive, Auguste Comte fait preuve de la même intolérance à l’égard de certaines recherches scientifiques ; il est curieux, par exemple, de le voir déclarer que l’astronomie sidérale est destinée à demeurer à jamais infirme, à la veille du jour où la spectroscopie devait nous révéler la composition même des étoiles. C’est ainsi qu’Epicure, un peu avant les découvertes de l’école d’Alexandrie, et alors qu’Archimède et Hipparque ne devaient pas tarder à mesurer le volume de la terre et la distance approximative de la lune, répétait encore au sujet des corps célestes les vieilles erreurs des anciens philosophes. Auguste Comte trouve aussi qu’en chimie la question de savoir si les proportions définies sont la règle des combinaisons n’est pas une question aussi importante qu’on le croit ; et cela au moment même où cette hypothèse allait être vérifiée partout et allait conduire à une série de découvertes. Dans le positivisme ancien, comme dans le positivisme moderne, nous voyons donc les mêmes erreurs se reproduire avec la différence des temps. Auguste Comte et Epicure ont une même étroitesse d’esprit, ils n’ont pas assez compris la largeur