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LES ÉPICURIENS ITALIENS

adversaire du Christ ou de la Bible. Aussi, au commencement du douzième siècle, lorsque un courant d’incrédulité commença à se produire en Europe et surtout en Italie, lorsque des sociétés secrètes se formèrent pour la destruction du christianisme[1], les plus logiques parmi ces partisans d’un esprit nouveau n'hésitèrent pas à invoquer le nom d’Epicure. A Florence, en 1115, un parti d’Epicuriens se forma, assez fort pour devenir le sujet de troubles sanglants[2]. L’hérésie des Epicuriens, remarque Benvenuto d’Imola, était, entre toutes, celle qui comptait les plus nombreux partisans[3]. « Farinata, dit encore Benvenuto, était chef des Gibelins et croyait, comme Epicure, que le paradis ne doit être cherché qu’en ce monde. Cavalcante avait pour principe : Unus est interitus hominum et jumentorum. » Dante place tous ces Epicuriens avec « des milliers d’autres » dans un cercle spécial de son enfer, en des tombeaux de feu[4]. Et cependant l’ami du Dante, le poète Guido Cavalcanti, passait lui-même pour athée et épicurien.

Ainsi le nom d’Epicure se trouvait mêlé aux dissensions du Moyen-Age. On le trouve même cité avec quelque éloge dans l’orthodoxe Jean de Salisbury[5]. Mais c’est surtout avec la Renaissance, avec l’esprit d’examen et de liberté que les idées épicuriennes reprennent toute leur force. Erasme s’efforce en vain de concilier le christianisme et l’épicurisme en montrant que le chrétien est le meilleur disciple d’Epicure[6]. Les Epicuriens, d’instinct ou de raisonnement, sentent bien qu’ils sont pour le christianisme l’ennemi ; ils se cachent, ils se déguisent. Montaigne, cet auteur à double ou triple fond, comme l’appelait Sainte-Beuve, est Pyrrhonien par un côté seulement ; il est Epicurien par l’autre, et appelle la foi à son aide pour recouvrir le tout ; mais en somme, ce qui se dégage de son livre, ce qui en est la « moëlle » même, dirait Rabelais, c’est l’épicurisme. Certes, nous ne parlons pas de la cosmologie épicurienne et de l’atomistique ; Montaigne se raille

  1. Ozanam, Dante, p. 47, 345, 2e édition.
  2. Ozanam, p. 48.
  3. E chussi poteano dire pluy de centomillia migliara. Voir M. Renan, Averroès, p. 285.
  4. Inf., IX et X.
  5. Polycraticus, L. 7, ch. 15.
  6. Erasme, Colloquia, p. 543.