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LES SUCCESSEURS MODERNES D’ÉPICURE

où l’intensité de notre jouissance peut se calculer exactement d’après l’intensité de notre force. Etre indépendant, c’est être heureux, disait Epicure. Etre fort, c’est être heureux, dit Hobbes.

Qu’on le remarque, dans le système de Hobbes, tout est arrangé sur le même plan, aussi bien l’homme que la cité ; il se plaît dans la vue d’un mécanisme brut, de la force fonctionnant et pliant tout à soi ; il a besoin de placer un maître partout : dans l’Etat c’est le souverain ; dans l’homme c’est l’appétit. Ne faut-il pas qu’on puisse ramener tous les phénomènes à une même cause et les expliquer par une même raison : la force de la nature, qui est elle-même la force de la logique ?

Le fatalisme étant admis, du même coup est supprimé tout bien absolu, tout mal absolu, toute fin vraiment finale. Hobbes a aperçu cette conséquence avec la plus parfaite netteté. Le bien, c’est ce que nous désirons ; le mal, c’est ce que nous fuyons ; tout ce qui est bon l’est seulement par rapport à quelqu’un et à quelque chose : il n’y a rien de bon absolument. Une chose est bonne en tant que désirée, et, en tant que possédée, agréable ; voilà l’unique différence du bien et de l’agréable. Ajoutons que la beauté est simplement la réunion de signes extérieurs promettant quelque bien. Enfin l’utilité se découvre lorsque, au lieu de considérer une chose en elle-même, on considère toute la chaîne des biens ou des maux qu’elle entraîne avec elle. Les choses ne sont pas isolées dans la nature, dit Hobbes en développant les idées épicuriennes, elles forment le plus souvent des séries dont les termes s’impliquent réciproquement. Un bien n’est jamais seul, mais il est suivi de biens qui en augmentent la valeur ou de maux qui l’annulent. La considération de l’utile doit donc dominer celle du bien, du beau et de l’agréable ; l’utile enveloppe et comprend tout.

Le souverain bien, la félicité ou fin dernière peut-elle être atteinte dans la vie, comme le croyaient Epicure ou Zénon ? Nullement ; car, si on pouvait atteindre la fin dernière, on ne manquerait plus de rien ; on ne désirerait plus rien ; donc nul bien n’existerait plus pour nous ; nous ne sentirions plus, nous ne vivrions plus. D’où cette remarquable conséquence, que le plus grand des biens, c’est de « s’avancer en ne rencontrant que peu d’obstacles vers des fins toujours ultérieu-