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SPINOZA

quoi ? C’est que ce pouvoir exprime la nécessité même de notre nature, c’est-à-dire de notre raison. Nous ne pouvons pas nous dépouiller de cette raison, qui va être le refuge de la liberté dans la politique de Spinoza. Elle demeure dans l’homme comme une puissance et un droit inaliénable : elle est la nécessité de penser, identique à la liberté de penser. Le véritable objet de la politique, c’est d’organiser le pouvoir le plus fort possible physiquement pour empêcher la passion de diviser les hommes, et en même temps c’est de rendre cette force physique de plus en plus inutile en y substituant la puissance de la raison. Or, la puissance physique la plus forte, ce n’est pas celle d’un monarque absolu, comme l’a cru Hobbes, c’est la force générale de la nation tout entière ou de la démocratie. D’autre part, la puissance rationnelle la plus grande, c’est la raison générale ; plus cette raison est développée dans les individus, plus les individus sont unis entre eux. De là, chez Spinoza, une politique relativement libérale qui aboutit à placer le plus grand intérêt dans la plus grande liberté possible de la pensée, c’est-à-dire dans la plus grande nécessité possible de la raison, ou dans la plus grande union possible de tous les intérêts par l’intérêt universel de la raison. Cette révolution libérale dans la doctrine utilitaire sera désormais un fait accompli : Hobbes restera seul partisan du despotisme.

Ainsi s’est produite dans le grand système du rationaliste Spinoza la conciliation de la morale épicurienne ou utilitaire et de la morale. Le seul élément qui semble faire défaut au Spinozisme, c’est l’idée d’un réel progrès de la nature ou d’une « évolution », idée sur laquelle insisteront les métaphysiciens allemands, surtout Hegel, et les moralistes anglais, surtout Spencer. A la métaphysique de l’évolution universelle se joindra la morale de l’évolution universelle, mais au fond les principes seront toujours les mêmes : un bien relatif substitué au bien absolu et se réduisant en dernière analyse à la connaissance progressive d’une utilité progressive elle-même, par laquelle l’intérêt de chacun s’identifie de plus en plus avec l’intérêt universel.