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LES SUCCESSEURS MODERNES D’ÉPICURE

Voilà donc une seconde conséquence sociale de la morale égoïste : les hommes se rendront service mutuellement sans avoir de reconnaissance mutuelle.

Toute cette théorie a pour premier principe la proposition originale qu’Helvétius a exprimée: « Il est aussi impossible d’aimer le bien pour le bien que d’aimer le mal pour le mal. » Analogie singulière, et cependant conséquente[1].

II. — Si l’intérêt est le moteur de toutes les actions humaines, en sera-t-il aussi l’appréciateur ; de même qu’il les excite, les jugera-t-il ; de même qu’il est la source du mouvement dans le monde moral, en sera-t-il la fin, et par conséquent la règle ?

Depuis Epicure, on avait cessé de concevoir l’intérêt comme une règle qui serait impérative, sinon absolument, du moins relativement. Hobbes, il est vrai, avait admis une loi naturelle, une série de prescriptions toutes logiques ayant en vue l’intérêt bien entendu ; mais aussitôt qu’il avait fait entrer l’individu dans l’Etat, il semblait croire que toute loi d’intérêt fût désormais abrogée ou du moins englobée par la loi civile. D’autre part La Rochefoucauld, dans ses profondes analyses, s’était efforcé de montrer que la poursuite de l’intérêt est un fait, mais il n’avait pas songé à soutenir que ce fût une règle ou un devoir ; il observait les hommes, et ne leur prescrivait rien. Enfin la morale de Spinoza, utilitaire par un côté, était rationnelle par un autre, et s’élevait au-dessus de l’utilité pratique et terre à terre. Il n’y avait donc pas eu, depuis Epicure, de morale purement et entièrement utilitaire. La morale exposée par Hobbes au début de son système était à l’usage des peuples sauvages, non encore unis sous un maître par des contrats mutuels, et cette morale ne nous importait guère, à nous qui avons la loi civile, expression de la puissance souveraine ; la morale utilitaire dont Helvétius va poser les fondements sera à l’usage de tous les peuples civilisés.

Helvétius procède méthodiquement à l’analyse de la

  1. L’idéal d’une société sans haine et sans amour, sans estime et sans mépris, sans bienveillance et sans malveillance, sans reconnaissance et sans ingratitude, sans colère et sans pitié, avait été tracé déjà par Spinoza. (Voir le chapitre précédent.)